16 juin 2012

L’ombre du soir commençait à l’emporter sur la lumière quand mon amie et moi pénétrâmes dans La Victoire, bar parisien branché situé à quelques blocs de l’Elysée.
Je me baladais habillé, fou que j’étais. En cette année 2054, la plupart de mes concitoyens vaquaient nus. Comme prévu depuis des lustres, le XXIème siècle faisait de la communication la vertu cardinale, qui veut en définitive que chacun appartienne à tout le monde et qu’aucun secret ne soit plus bon. Le secret c’est la guerre, seule la communication apporte la paix sociale. Je le savais, tout dans notre société le hurlait, Internet en tête. Depuis une dizaine d’années déjà, cette vérité universelle avait fait tomber toutes les barrières, jusqu’à celle de l’habit, cette institution vieillotte et inutile dont on avait compris qu’elle entretenait le désir, jugé destructeur. Il n’y avait que quelques ringards dans mon genre pour continuer à en porter. C’est que la vertueuse communication n’avait pas encore totalement annihilé la notion de liberté. On tolérait encore le besoin de marquer sa différence – une société somme toute généreuse, me dis-je. Mon amie était quant à elle entièrement nue. Je n’aimais pas ça ; je nourrissais l’envie qu’elle n’appartienne qu’à moi seul. « Egoïste ! », s’écriait ma conscience morale.
Le café était bondé d’hommes et de femmes d’âges divers. Tous à poil. Sirotant un lait fraise, lisant du people, s’adonnant à la contemplation des corps nus, des chairs, des pénis et des pubis. Tous réunis dans le plaisir d’un nouveau collectivisme. Tous les regards se tournèrent vers nous lorsque la porte se referma ; ma compagne et moi nous avançâmes à la recherche d’une table libre. J’avais un peu honte, j’étais vêtu,  une insulte à la bienséance. Mais je me complaisais dans cette attitude de rebelle sans cause.
Une fois assis, la chape de plomb se durcit. Le serveur s’approcha, concentrant davantage encore les regards sur notre couple dépareillé. L’œil glacé et la voix rêche, il nous demanda ce qu’on voulait boire. Quand je répondis, de la manière la plus détachée possible, j’eus l’impression d’être criblé par les coups des regards inquisiteurs. Je suffoquai. Les toilettes, vite. Je me levai et titubai vers la porte sur laquelle scintillaient les mots « Soulagement collectif ». Je la poussai et rentrai dans ce qui me sembla être un achèvement. Une poignée d’individus pataugeaient dans les latrines uniques et centrales, déféquant avec bonheur, tout en altruisme. Le trou béant du milieu faisait un bruit de succion assourdissant, emportant les litres de déjection – fruit d’un dur labeur collectif. Les visages étaient extatiques ; ici les êtres fusionnaient ; la cybernétique avait trouvé sa réalité. Je fis volte-face et retournai dans la grande salle.
En transe, je fonçai vers ma table sans prêter attention à personne. Je m’assis, touchai la main de mon amie, à la recherche d’une relation familière et purement interindividuelle. Froide au contact, elle se déroba après un court instant. « Je t’avais dit de venir nu ». Depuis mon arrivée le brouhaha habituel des cafés n’était certes pas de mise, mais le silence qui se fit soudainement fut total. L’évidence m’apparut. Un rite de passage. Ma chemise me pesait. Mon pantalon serrait ma cuisse, presque jusqu’à la garroter. Il fallait agir. Je me déshabillai, lentement, consciencieusement. L’attention de la salle était profonde ; elle stimulait mes actions, en même temps qu’elle tétanisait mes pensées. Tombée, la chemise, remisé, le pantalon. Enfin, je fis glisser le caleçon le long de mes mollets. Les regards avides buvaient mon sexe. J’avais atteint la maturité du corps et de l’esprit. J’étais enfin majeur. J’étais nu.

Par Gustave Baruch

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