29 janvier 2012
L’ indignation selon Esther

Elle a beau être entrée au Sénat, Esther Benbassa ne se calme pas ! Ne comptez pas sur elle pour endormir le palais du Luxembourg. C’est en immigrée française qu’elle y est entrée, pour changer la France, parce qu’elle l’aime mais ne goûte pas le mauvais coton que file le pays. Juive née en Turquie, combien de fois a-t-elle entendu qu’elle n’était pas assez française ? Jeune prof de lettres françaises en Normandie, on lui demanda un jour comment elle pouvait enseigner correctement le français avec un pareil accent… Du tac au tac, elle répondit qu’elle ne croyait pas que la majorité puisse un jour prendre l’accent de la minorité! Cet accent et ce caractère rebelle qui ne l’ont pas empêché de devenir une brillante universitaire, directrice d’études à l’École pratique des hautes études – la Sorbonne, avant d’être élue, l’an dernier, à la Haute Assemblée, sur la liste d’Europe Écologie Les Verts.

« J’aimais la France avant d’y être », écrit-elle dans un petit livre de passion et de raison sur « nos nouvelles mythologies nationales ». Le titre est direct : De l’impossibilité de devenir français. Dans ces pages, Esther Benbassa s’en prend au mauvais virage pris par la France qu’elle voit animée par une forme de néonationalisme sécuritaire qui rappelle Vichy, dont un des traits consiste à différencier les Français selon leur origine. Certains ne seront jamais assez français, même s’ils sont naturalisés de longue date, où s’ils sont nés français, en France. Ils ne le seront jamais que sur le papier et resteront à toujours suspect en raison de leur différence… Plus grave, parmi des Français que l’on regarde ou entend de travers, les musulmans et les Maghrébins sont déjà considérés comme des ennemis de l’intérieur. C’est, dit-elle, que la France est encore hantée par son passé colonial…

Le livre qui paraît alors que Claude Guéant, ministre de l’Intérieur, se félicitait il y a quelques jours de la chute de 30 % du nombre des naturalisations, est vif, roboratif, dérangeant… Car Esther Benbassa ne pratique pas la langue de bois, ni la pensée unique. Elle démonte la peur du communautarisme, salue en cette matière le modèle américain, ne craint pas de parler de patriotisme – pour l’opposer au nationalisme – s’en prend non seulement à la droite, mais à la gauche, pourfend un usage de la laïcité qu’elle juge pervers. Nous l’avons rencontrée…

La France a pris un mauvais virage, dites-vous ? Pourquoi ? Depuis quand ?

Le mouvement s’est amorcé il y a une vingtaine d’années, cependant c’est depuis quatre ou cinq ans qu’il s’est aggravé, avec une obsession de la sécurité. On ne cesse de renforcer le caractère punitif du Code Pénal. Je le vois au Sénat depuis que je suis vice-présidente de la commission des lois. Les textes se succèdent et l’on veut de plus en plus enfermer les mineurs délinquants ou augmenter le nombre de places de prison… On utilise même un vocabulaire qui nous rappelle les heures les plus sombres, puisque j’ai appris qu’il y avait eu des « rafles d’étrangers » à Toulouse ! On peut parler d’une atmosphère néovichyste. La France qui était naguère une mère accueillante est devenue une mère toxique. J’y vois la conséquence de l’opportunisme électoral dans lequel ont versé non seulement la droite mais aussi la gauche, en se mettant à la remorque des thèmes du Front National. Mme Le Pen est devenue une sorte de statue du commandeur qui impose ses vues. On s’est mis en tête de lui reprendre la nation, la question des immigrés, la laïcité, la sécurité. Certes, on le fait avec plus de « délicatesse », mais on ne traite pas les problèmes de fonds auxquels sont confrontées les populations en difficulté, chômage, logement, éducation, etc. Or la répression ne règle rien. Si l’on continue dans cette direction, il faut s’attendre à des émeutes.

L’islam, selon vous, est devenu une cible?

On mélange tout. Le 11 septembre, le terrorisme, l’islam d’Arabie saoudite, l’islam de France, etc. Dans cette confusion, on fait de l’ensemble des musulmans le nouvel ennemi intérieur, comme ce fut le cas des juifs. Un exemple : je me suis occupée de la loi sur la laïcité pour les crèches, les centres de loisir, etc. Un texte, qui a été présenté par les radicaux de gauche, vise également les assistantes maternelles, ces femmes qui gardent des enfants chez elles. Il impose une obligation de « neutralité religieuse », spécifiée dans le contrat. On ne parle pas explicitement du voile, mais ce que l’on a dans le collimateur, ce sont les nounous voilées. Le contrat de travail pourrait être rompu au titre de la protection de la liberté de conscience ! Cela signifie que l’État s’introduit dans l’espace privé pour scruter la présence de signes ou de manifestations religieuses. Qu’est-ce qui sera une entorse à la neutralité : une photo de La Mecque au mur, une main de Fatma, le fait de faire des boulettes de viande halal ? Pourtant le code du travail spécifie que l’on ne peut pas faire de discrimination religieuse à l’embauche ! Naturellement, le problème ne se pose pas avec les juives ou les chrétiennes, car rares sont celles qui exercent cette activité professionnelle. Ce que l’on vise, c’est l’islam. On est dans la crispation dans bien des domaines et l’on se comporte à l’égard de l’islam comme on se conduisait à l’égard de l’Église lorsqu’elle était dominante, alors qu’il s’agit d’une religion minoritaire, que les gens connaissent d’ailleurs fort mal.

Il faudrait tirer des leçons de l’expérience juive comme vous l’ expliquez dans votre livre?

Oui, parce si l’on trouve des grands-mères juives qui parlent en elle le yiddish à Belleville ou dans le Marais, leurs enfants ou leurs petits-enfants, eux,  sont parfaitement intégrés- médecins, universitaires, ou autres. Certains sont même de grandes personnalités françaises. De plus l’expérience de la diaspora  des juifs indique que des compromis, des adaptations sont possibles. Les juifs en Europe ont créé une religion adaptée au monde dans lequel ils vivaient. On ne veut pas laisser aux musulmans le temps de s’adapter, on leur jette au visage le terrorisme, l’intégrisme, alors que l’islam français est déjà très sécularisé. Bien sûr, les jeunes qui pratiquent ce que j’appelle « l’islam 2.0 » se veulent stricts, insistent sur les signes extérieurs, le voile, la djellaba, parce qu’ils critiquent l’islam de leurs parents qui leur semble faible. Mais on trouve cela aussi chez les jeunes catholiques qui se sont rassemblés autour du pape à Madrid, l’été dernier. Cela témoigne d’une recherche de spiritualité, d’un besoin de repères, de valeurs… Il y a des excès de zèle, comme toujours chez les néophytes, mais nous devons rester calmes devant ce genre de phénomènes. Gardons-nous de penser que plus de religion signifie moins de laïcité. Ce n’est pas vrai. La vérité, c’est que l’école n’a pas fait son travail : elle a créé des analphabètes du fait religieux. En tant qu’athée, je suis persuadé que si l’on donnait aux enfants un peu de connaissance en la matière, on se comprendrait davantage et l’on comprendrait mieux nos cultures respectives. Et l’on fabriquerait peut-être moins de ces gens que j’appelle les « laïcs de confession » qui mélangent tout.

Vous ne craignez pas la montée du communautarisme ?

En réalité, les communautés sont un outil positif d’intégration. Elles permettent à celui qui arrive de s’adapter et de s’intégrer. L’immigré qui ne connaît pas la langue, qui cherche où mettre ses enfants à l’école, comment trouver du travail y trouve un soutien bien utile. La communauté n’est mauvaise que lorsqu‘elle s’érige en force contre l’État. À vrai dire, la peur du communautarisme vise essentiellement les musulmans. Personne n’aurait l’idée de protester contre la communauté juive. En revanche, l’État s’emploie à fabriquer une vision victimaire de la communauté. C’est ce que l’on vient de faire avec la loi sur le génocide, ou celle qui punit désormais les insultes contre les harkis. Les communautés deviennent des groupes de victimes qui peuvent exiger ou obtenir des droits. Voilà ce qui me paraît pervers, et les raisons électoralistes paraissent évidentes… C’est l’État et les politiques qui sont en cause. Regardez ce qu’il en est aux États-Unis : les communautés jouent un rôle très important, y compris en matière économique, mais cela n’empêche pas les Américains d’être très profondément patriotes! Tous les immigrés rêvent d’être des américains, et ils sont très rapidement assimilés à travers les codes de la culture populaire. Ils veulent ressembler aux américains et cela passe par le jean, les tee-shirts, la casquette de base-ball… En France, où le patriotisme a disparu, le nationalisme vient d’en haut, à des fins utilitaires, et il conduit au conservatisme, à une vision du monde rabougrie !

Que faire des identités ?

Les identités sont déjà plurielles dans les faits, même si l’État et une certaine laïcité voient l’identité comme unique. Elles sont fortes mais multiples, elles jouent les unes avec les autres. On peut être par exemple femme, noire, lesbienne et française. Tout cela joue ensemble. Ce n’est pas un problème, c’est une richesse.

 par Jean-François Bouthors

 

Esther Benbassa, De l’impossibilité de devenir français – Nos nouvelles mythologies nationales, publié chez LLL Les Liens qui Libèrent.

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