L’expérimentation est inscrit depuis de nombreuses années dans les gênes de l’Opéra des Flandres, sous la direction de Jan Vandenhouwe depuis 2019. Le double-bill que propose l’institution belge propose en cette fin d’année, à rebours des facilités festives parfois de circonstance, illustre cette exploration de formes hybrides qui réunissent les deux identités de la maison – danse et théâtre lyrique – et renouvelle les genres consacrés.
Avec la nouvelle chorégraphie commandée à Ella Rothschild, l’un des figures de cette scène israélienne formée à la Batsheva Dance Company, c’est une sorte d’envers de Petrouchka qui est développé, en un retournement du canevas narratif semble à celui de Milo Rau dans La Clémence de Titus donné en début de saison. Dans une épure dessinée par Eva Veronica Born, dont les lumières tamisées David Stokholm soulignent un onirisme parfois teinté d’irréel post-humain, le destin de la poupée du ballet de Stravinski ne surgit plus de tréteaux d’une foire, mais d’une foule magmatique évoluant lentement comme une glaise, dans une esthétique de Tanztheater, avant que l’ensemble ne recompose une synchronie rythmée à la manière du ballet classique. Contrastant avec un écrin scénographique décanté, l’hétérogénéité de l’écriture chorégraphique, qui réinvente, en un sens, le foisonnement de la musique, sans pour autant l’imiter servilement, n’en garde pas moins une cohérence aussi étrange et naturelle que celle du songe. En un renversement de la dramaturgie originelle de Benois et Fokine, les tribulations du pantin, de la ballerine et du maure se dissolvent dans une relecture qui sonde l’indifférence et la compassion, interrogation sous-jacente dans la fable de Mardi-Gras et mis ici au premier plan, en particulier dans la troisième scène de la marionnette de l’âne, vivante jusque dans sa désarticulation – un moment où le récit s’abstrait jusqu’à la poésie pure. Car c’est bien une aventure collective qui est d’abord développée ici, à la mesure d’une compagnie qui vient d’abolir les distinctions entre solistes et corps de ballet.
La saveur corrosive de Weill
Si la vitalité de la baguette du directeur musical de la maison, Alejo Perez, glisse des accents de mélancolie méditative dans la mosaïque de registres de la partition de Stravinski, au diapason de la relecture de Ella Rotschild, le chef argentin n’hésite pas à intégrer les accents de jazz et de cabaret dans les saveurs parfois mordantes des Sept péchés capitaux de Weill, ballet chanté créé à Paris deux décennies après Petrouchka, et qui fut le dernier opus de théâtre musical du compositeur allemand avant son exil aux Etats-Unis. De cette œuvre déjà hybride en soi, Jeroen Verbruggen en souligne la juxtaposition entre chant et danse, entre la virtuosité du geste et la disgrâce du comique. L’économie scénographique d’Eva Veronica Born s’exprime ici différemment de la premier partie. Articulée autour d’un arbre de néons dont les branches s’éclairent au gré des péchés successifs, elle s’appuie sur des tons volontiers criards et une caricature de l’obésité capitaliste du way of life américain – dans les costumes de Teresa Vergho – sur un fond quasi cinématographique. Face au quatuor familial aux allures de parodie de choral ponctuant cette satire de parcours initiatique, Sara Jo Benoot livre une Anna à la déclamation aussi théâtrale que lyrique, complémentaire des arabesques de Lara Fransen, son double dansé. Unifié par le travail d’une même équipe scénographique, le diptyque se révèle cependant plus innovant dans Petrouchka que dans un Weill somme toute essentiellement illustratif.
Des Pêcheurs de perles décapants devenus un classique
Face au programme donné à Gand, l’autre pôle de l’Opéra des Flandres, Anvers – avant d’intervertir les lieux en début janvier, selon le principe d’alternance consacrée depuis ses débuts par une institution bicéphale – remet à l’affiche la première production lyrique du collectif FC Bergman, créée dans ces mêmes murs à la fin 2018, lors de la dernière saison d’Aviel Cahn. Leur relecture décapante des Pêcheurs de perles de Bizet, qui a tourné à Lille, Luxembourg et Genève, est désormais devenue un classique du répertoire. Dans un décor rotatif mettant dos à dos une vague d’émail figée et un établissement pour grabataires dont certains trépasseront, la transposition distend la temporalité – à la mesure de l’espérance de vie – du retour de Nadir, et de ses retrouvailles avec Zurga et Leila, et fait de la reconquête de l’amour de la jeune prêtresse une véritable cure de jouvence, signalée par le déshabillage progressif des maquillages et autres bandages de la vieillesse. La puissance des sentiments devient une machine à remonter le temps. Avec une direction d’acteurs riche en trouvailles et clins d’oeil, le propos ne recule pas à l’occasion devant la charge comique – telle l’arrivée de Leila comme une icône de procession sur chaise à porteurs ou encore le choeur de louanges avec flammes de briquets –, ajoutant une distance bienvenue dans un frémissement émotionnel éclairé dans sa fragilité irréelle.
La distribution renouvelée est portée par Sarah Yang – en alternance avec Elena Tsallagova qui avait créé la production en 2018. Moins légère, et avec une diction moins précise que la Russe, la Sud-coréenne privilégie les couleurs d’une voix agile. Avec un timbre plus calibrée à la crédibilité de l’incarnation, Stefan Cifolelli accuse les années qui pèsent sur les épaules de Nadir, en un tropisme que l’on retrouve dans le Zurga de Quirijn de Lang, à la présence cependant d’une indéniable évidence. Dans les quelques répliques de Nourabad et du jeune Zurga – une adaptation dans la répartitions des rôles qui n’affecte aucunement la partition – qui lui sont dévolues, Eugene Richards III démontre une belle intégrité sur toute sa solide tessiture de basse. Préparés par Jan Schweiger, les choeurs participent pleinement à la cohérence d’un spectacle soutenu par la baguette efficace de Karel Deseure. A l’Opéra des Flandres, l’audace d’hier est devenue un classique d’aujourd’hui.
Par Gilles Charlassier
Petrouchka/ Les Sept péchés capitaux, à Gand du 16 au 30 décembre 2023, à Anvers du 24 janvier au 4 février 2024 ; Les pêcheurs de perles, à Anvers du 15 au 31 décembre 2023, à Gand du 12 au 21 janvier 2024.