6 juillet 2018
Prokofiev et les hallucinations dostoïevskiennes à Anvers

L’Opéra des Flandres referme sa saison avec un ouvrage de Prokofiev, Le Joueur, qui a connu un destin assez singulier. Créé en 1929 à La Monnaie à Bruxelles, et en 1966 au Capitole de Toulouse, il est cependant resté bien discret dans les programmations lyriques, et l’on ne peut que saluer l’initiative d’Aviel Cahn de le remettre à l’affiche, dans une production annoncée iconoclaste, et qui se révèle surtout d’une irrésistible virtuosité scénographique. Reprenant fidèlement l’argument du roman éponyme de Dostoïevski, le livret décrit les péripéties d’un précepteur ambitieux dans une ville d’eaux allemande imaginaire, au nom très évocateur, Roulletenbourg, où domine un casino, lieu où se font et se défont les espérances.
Avec la complicité des décors de Muriel Gerstner, et des costumes dessinés par Klaus Bruns, Karin Henkel a conçu une mise en abyme des désirs et des hallucinations des personnages, au gré de dédoublements en perspectives. Capitonné de panneaux vert à cases comme un tapis de roulette, ou une camisole psychiatrique, le plateau, éclairé avec habilité par Hartmut Litzinger, qui rehausse les contours troubles du réel et du rationnel, sert d’écrin aux délires des protagonistes, manipulés par un certain Marquis des Grieux. On voit ainsi le héros, Alexei au bord de son lit, avec l’action au second plan, à la fois rêve et souvenir.

L’ivresse du jeu et de la musique

Les différents niveaux de l’action et de la narration sont maniés avec une belle agilité, jusqu’à s’autoriser une résurrection d’une Baboulenka, la tante du général dont tous attendent l’héritage et que l’on croyait, en fond de scène, sur son grabat mortuaire. Des néons déclinant le célèbre vers de Mallarmé, « Un coup de dés », et d’autres permutations lexicales récurrentes plongent le dernier acte dans l’ivresse du jeu. A défaut de saisir tous les détails de l’intrigue, le spectateur non néerlandophone, qui ne pourrait suivre les surtitres, repère, grâce à cette lecture alerte, les éléments essentiels du drame.
Relever la gageure est d’autant plus remarquable que la musique de Prokofiev étourdit aisément par sa maîtrise du rythme et des couleurs orchestrales. Dans la fosse, l’ancien directeur musical de la maison flamande, Dmitri Jurowski, en fait ressortir toutes les saveurs, avec une précision sans relâche. Et la distribution vocale, assez fournie, s’en fait le relais. On saluera l’Alexei tourmenté de Ladislav Elgr, le robuste et débonnaire Général campé par Eric Halfvarson, ou encore l’impayable Baboulenka de Renée Morloc, au timbre aussi gourmand que son sens du théâtre. Anna Nechaeva incarne une Polina d’une belle tenue lyrique. Mentionnons encore les interventions sans vergogne du Marquis de Michael J. Scott et de Kai Rüütel en Blanche, tandis que Pavel Yankovsky réserve un Astley à la sincérité touchante. Comme il est d’usage à l’Opéra des Flandres, certains rôles sont confiés à des solistes du Jeune Ensemble de l’institution, à l’exemple de Denzil Delaere, ou Markus Suihkonen, ici joueur, Engelsman et Wurmerhelm, que l’on a régulièrement entendu au fil des dernières productions. Les effectifs des choeurs fournissent le reste des apparitions d’un opéra foisonnant que l’on aimerait voir monté plus souvent.

Par Gilles Charlassier

Le Joueur, Prokofiev, Opéra des Flandres, juin-juillet 2018

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