Créée à Nancy en 2023, la mise en scène de Tiago Rodrigues de Tristan et Isolde signait les débuts du nouveau directeur du Festival d’Avignon depuis septembre 2023 dans le répertoire lyrique. Si, avec ses 947 pancartes qui se substituent aux habituels surtitres et permettent au public français de suivre l’action, le procédé, plus littéral par rapport au texte allemand dans les deux derniers actes, restitue efficacement la dialectique amoureuse et philosophique de l’ouvrage de Wagner. Certes, le dispositif, assumé par deux danseurs, Sofia Diaz et Vitor Roriz, doubles du couple de l’histoire, qui tirent les cartons de la bibliothèque, n’évite pas certaines pesanteurs relatives, liées, à l’exception de l’incipit silencieux, à la dimension plus physique qu’il n’y paraît de la performance. Mais le décor dessiné par Fernando Ribeiro – et habilement mis en valeur par les variations lumineuses de Rui Monteiro, entre la chaleur de serre du deuxième acte et les tonalités plus blafardes du troisième – accompagne avec une évidente poésie scénographique la dévolution des sentiments et du drame, avec des étagères qui se vident au fil du spectacle, parsemées de verdure dans le duo d’amour et réduites à une carcasse à l’heure de la mort.
Dans la reprise par Laurent Delvert se distingue un plateau vocal de premier plan, même si sa physionomie ne correspond pas toujours aux archétypes attendus. Face à l’Isolde d’Annemarie Kremer dont l’engagement expressif n’est pas altéré par la blessure au pied l’obligeant à s’adosser parfois à une canne, Daniel Brenna campe un Tristan qui, s’il investit moins la vaillance que d’autres ténors plus héroïques, parvient au terme du dernier acte – et de son long monologue – sans accuser la fatigue, ni en sacrifiant ce qui précède par un contraste trop patent de moyens qui ont la vertu d’une certaine homogénéité – et sont pétris d’une indéniable humanité.
Des pancartes et un orchestre au sommet
Marie-Adeline Henry affirme une Brangräne de belle tenue, qui s’appuie sur un médium à la coloration dense, avec une réserve à laquelle s’oppose la franchise d’Alexandre Duhamel, dont le Kurwenal n’omet pas la plénitude dans la trivialité de certains accents. David Steffens endosse l’autorité meurtrie du roi Marke, aux côtés du Melot vengeur de David Ireland. Kaëlig Boché se glisse dans les mélopées élégiaques du berger et du marin, quand Laurent Bourdeaux s’acquitte de celle du timonier. Préparé par Louis Gal, le Choeur de l’Opéra de Lille contribue, en salle et surtout en coulisses, à l’immersion dans ce drame romantique porté par la baguette de Cornelius Meister.
Car le chef allemand est la clef de voûte de la réussite de ce Tristan. A la tête de l’Orchestre national de Lille, dont il calibre les pupitres avec une science instinctive, il se confirme comme l’un des meilleurs wagnériens du moment – voire plus. Sa direction d’une grande clarté laisse s’épanouir le discours avec une souplesse naturelle, qui n’hésite pas à s’articuler autour de rubatos ça et là inattendus mais toujours dénués de gratuité et de lourdeur dramatique. Sa lecture confirme que l’allant des tempi n’est pas une simple question de chronomètre. Sans doute, après le remarquable Parsifal à Anvers il y a quelques années, l’un des plus beaux Tristan qui nous ait été donnés d’entendre à l’orchestre : Lille a visé on ne peut plus juste.
Gilles Charlassier
Tristan et Isolde, Opéra de Lille, mars 2024