23 janvier 2012
Job au vitriol

Il fallait sans doute un auteur juif, qui plus est issu d’une grande lignée hassidique pour oser un tel portrait de Job. Hanokh Levin, disparu prématurément en 1999 en laissant une œuvre considérable s’est employé à décaper le vieux mythe biblique de ses oripeaux pieux, pour lui donner une force étonnante.

Lui qui n’avait pas manqué de s’en prendre naguère à l’ivresse israélienne qui avait suivi la victoire de la Guerre des Six Jours, n’a pas cherché une seule seconde à rattacher le mythe de Job à la Shoah, ce qui aurait été une lecture possible. Fidèle au texte qui ne présente pas Job comme un juif, il campe son personnage en « homme du monde ». Un de ces riches « de qualité », de ces nantis généreux comme on en connaît quelques-uns, soucieux de faire le bien et de partager.

Avec une ironie mordante, Levin montre que ce bien-là n’enlève rien à ce que Vivianne Forrester avait appelé « l’horreur économique ». Il ne vide même pas la mer de la pauvreté avec une petite cuillère. Au contraire, ce bien surplombant la misère n’est – en toute innocence ? – que fausse compassion et véritable autosatisfaction. Tel est le sens de l’ouverture tonitruante de la pièce sur le banquet que Job donne pour ses amis et dont il offre les reliefs aux pauvres. La conscience du saint homme est bonne, trop bonne, en quelque sorte. Il voit la souffrance des hommes, s’en inquiète, mais il en ignore tout.

Sans trahir le mythe biblique, mais en en proposant une lecture au vitriol, c’est tout le religieux – conscient ou inconscient – que Levin prend dans sa ligne de mire.

Car l’illusion est aussi du côté des pauvres. Dieu, ou du moins l’idée que s’en font les uns et les autres, ne sert qu’à justifier l’état du monde, à rassurer chacun sur sa situation. L’idole est à usage multiple, et cette dénonciation est l’un des objets du livre de Job, sans doute le plus irréligieux de toute la Bible. Hanokh Levin pousse le propos à l’extrême, comme s’il voulait priver le spectateur de toute réassurance possible, pour le laisser devant la nudité de la condition humaine – mortelle.

La foi même de Job est décapée jusqu’à l’os

Une pièce « in-montable », avait pensé Laurent Brethome quand il l’avait découverte. Il a choisi de relever le défi. Face à un tel texte, impossible de rester dans la demi-mesure ou de se cantonner dans on ne sait quel symbolisme. La douleur de Job le transperce jusque dans sa chair. La perte des biens n’est encore rien. La mort des enfants est-elle- insupportable. C’est un supplice dans lequel Job se plonge sans vouloir être consolé, jusqu’à être recouvert tout entier des couleurs du deuil, du sang et de la mémoire. Mais l’épreuve ne s’arrête pas là : elle vient se jouer sur sa propre peau – l’enveloppe de son âme, de sa vie – et c’est là qu’elle culmine. La foi même de Job, et non plus seulement celle de ses piètres amis, est décapée jusqu’à l’os. Voilà ce qu’il faut montrer, crûment, avec toutes les ressources du théâtre.

Pourtant la réalité du substrat de la foi de Job importe moins à Levin que les pseudo-secours de la religion. De l’intime conviction de Job, qui veut croire, puis ne plus croire, et croire encore, puis crier enfin que « Dieu n’existe pas », nous ne savons pas en définitive le fin mot, l’ineffable, le secret. Et surtout rien ne nous dit ce que Dieu pense de ces aveux et désaveux… s’il existe. En revanche, nous aurons vu toute la rage et la perversité qui accompagnent cette question. Ce n’est pas tant de Dieu qu’il faut se défier, nous dit Levin, mais de ce qu’en disent et en font les hommes. Ils excellent à l’instrumentaliser, ils y trouvent une raison de vivre sur le dos des autres, une justification, une ressource profitable, un instrument de pouvoir… Pourtant, et c’est le tableau final, tous seront ramenés à leur condition mortelle devant la figure d’un Job martyrisé.

Dans le livre de Job, il n’est pas donné d’explication à la souffrance. Le texte ne vise qu’à détruire l’insupportable théologie de la rétribution qui explique le malheur de l’homme par son péché. Cela n’annule cependant pas la réalité du péché des hommes, de leur cynisme, de leur injustice, de leur violence abjecte – c’est pourquoi Levin ne cesse de les mettre en scène sous de multiples apparences. Le mystère de Dieu et du mal reste entier. Ou, pour le dire autrement, le lecteur n’est pas plus avancé sur le sens de la vie, sur les ratés du monde, sur la possible barbarie des hommes, sinon qu’il est amené à en conclure qu’il lui revient de retrousser ses manches pour rendre ce monde vivable sans jamais en avoir vraiment terminé. Devant la finitude et l’inachèvement, la question éthique supplante les subterfuges des religions.

On ne se débarrasse pas facilement de Job quand il nous tient !

Avec talent, Laurent Brethome parvient à mettre le spectateur devant ces abîmes de cette déconstruction. Ses comédiens paient de leur personne pour couvrir tous les registres du burlesque à la tragédie. La pièce est à la fois drôle et violente, poétique et pathétique. Dérangeante, car finalement Job, c’est nous, comme nous sommes aussi tous les autres… Le choc est puissant et lorsque le public sort de la salle se manifeste un immense besoin de parler pour tenter de se situer face à ce qu’il vient de voir et d’entendre, et exprimer ce que le texte de Levin et la mise en scène de Brethome suscitent d’interrogations, de révolte, d’incompréhension, d’admiration ou de dédain. C’est qu’on ne se débarrasse pas facilement de Job quand il nous tient ainsi.

La pièce d’Hanokh Levin est manifestement portée par une histoire, un héritage et un long débat personnel, qui contraste avec l’inculture religieuse et philosophique de nombre de nos contemporains, dans une société en panne de transmission. On est loin ici de la morale véhiculée par les catéchismes en tout genre. L’existentialisme enraciné dans la profondeur d’une vraie tradition mystique dont témoigne Levin interroge puissamment rejoint, par exemple, la lecture que Julia Kristeva fait de Thérèse d’Avila. Mais on peut aussi tracer un parallèle avec la pièce de Romeo Castellucci, Sur le concept du visage du Fils de Dieu, contre laquelle s’étaient dressés les catholiques intégristes, où le metteur en scène italien empoignait, par un autre biais la question de la finitude et celle de la déréliction.

Faut-il s’étonner que des hommes de théâtre revisitent, d’une manière ou d’une autre, aujourd’hui les grandes questions religieuses ? Naturellement, il n’y a là nulle nostalgie de la religion, nulle intention restauratrice. Si, à la manière de Levin, on débarrasse le religieux de son vieux fond d’idolâtrie, de magie et de superstition, on y découvre un langage anthropologique à travers lequel depuis des siècles et des millénaires, les hommes ont tenté d’approcher le mystère de leur existence et celui de la marche du monde. Au moment où nous sortons des lubies du positivisme en ayant appris que la science apporte désormais plus de questions que de réponses, au moment où nous savons que la raison vaut plus par les interrogations qu’elle soulève que par les solutions qu’elle prétend imposer, il n’est pas étonnant que les créateurs soient plus nombreux qu’hier à revisiter ce langage. Ce n’est pas le retour de l’obscurantisme, mais un signe de santé et de liberté. La preuve en est le dérangement que ces œuvres suscitent.

par Jean-François Bouthors

Les Souffrances de Job, de Hanokh Levin, mise en scène de Laurent Brethome. Jusqu’au 28 janvier à l’Odéon (Ateliers Berthier) puis au Théâtre Sorano, à Toulouse, du 2 au 4 février.

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