9 janvier 2013
Bernard Pivot et moi


Ce vendredi 04 janvier 2013, je voyage dans un train en direction de Perpignan. En face de moi Bernard Pivot lit  Au pays des kangourous, mon dernier roman, paru il y a presque un an. Une coïncidence heureuse ? Pas tout à fait. J’aimerais sortir mon i Pad et immortaliser cet instant, je suis trop bien élevé, hélas. En ce début d’année, Bernard Pivot a accepté d’être le parrain du 2 ème Prix Folire 2012 qui me sera remis aujourd’hui au Centre Hospitalier de Thuir. Un prix littéraire pour le moins original, à l’initiative du Centre Méditerranéen de Littérature, présidé par André Bonet, en association avec le Centre Hospitalier de Thuir, où les patients votent. Oui, les patients. J’ai été lu d’ailleurs par une petite centaine d’entre eux, dont certains relèvent du Centre Pénitencier de Perpignan. Le vendredi 23 novembre dernier, le verdict tombe au matin. Sur les trois finalistes, Notre nuit tombée de Julie de la Patelière, Dans le square de Martin Belskis, mon roman,  Au pays des kangourous remporte 62% des voix. Je dois dire un mot au téléphone et je remercie les patients. Je pense à tous ceux que j’ai connus dans les années noires, celles où j’arpentais les établissements psychiatriques de Sainte-Anne, Enghien-les-Bains, ou la Lironde, près de Montpellier, entre autres. Ces patients, dont certains ont contribué à ma guérison, par des mots simples et réconfortants, de vrais-faux amis jamais revus mais qui restent en moi comme les meilleurs antidépresseurs jamais tentés. Et aujourd’hui, ce vendredi 4 janvier 2013, je vais vers eux, tandis que Bernard Pivot tourne les pages de mon histoire. Il s’arrête de lire un instant, regarde par la fenêtre, feuillette un magazine et s’en retourne « au pays des kangourous ». J’aimerais lui demander s’il aime ce qu’il a déjà lu, mais son visage est indéchiffrable, et malgré le mètre qui nous sépare, j’ai l’impression qu’il est loin, peut-être en Australie. Alors je retourne au Paradoxe des jumeaux de René Zazoo et je note des phrases qui me serviront pour le prochain roman sur lequel je travaille depuis quelques mois.

Une version inédite d’ « Apostrophes »

A Perpignan, nous sommes accueillis par André Bonet et Philippe Banyols, le directeur du Centre Hospitalier de Thuir. A huit heures, le matin même, André Bonet m’a téléphoné pour me demander de lui adresser un texto quand je serai avec Bernard Pivot dans le train. Je ne suis pas le seul à imaginer les pires catastrophes, un parrain se trompant de jour, voire un train bloqué par les neiges nous empêchant d’arriver à Perpignan. La neige est pourtant au sommet des montagnes tandis que nous roulons vers Thuir. Mais il fait plus de vingt degrés à l’extérieur, seule région de France ensoleillée ce week-end. Le Centre Hospitalier de Thuir est à vingt minutes de la gare. Cet établissement psychiatrique s’étale sur trente-cinq hectares, deux cent patients y dorment, douze mille y bénéficient d’une consultation à l’année. Les membres de la direction y ont même leur villa, protégée par des sas que nous passons l’un après l’autre. Nous entrons par la cafétéria jusqu’à la salle pleine de monde et l’estrade occupée par des divans et des fauteuils en cuir noir. Les discours se succèdent, j’essaye d’être attentif, mais je suis un peu ailleurs, je pense à tout ce chemin parcouru depuis huit ans, à ce lithium que j’avale chaque nuit pour ne plus connaître la dépression, à ma vie d’aujourd’hui, plus heureuse, plus humaine. Je suis assis près d’André Bonet, le président du CML, je sens son regard sur moi, bienveillant, et même si je sais que je dois ce Prix au vote des patients, je ne peux que m’incliner devant sa volonté à œuvrer pour que Bernard Pivot devienne le parrain du Prix et moi le lauréat. Le Centre Hospitalier de Thuir et le CML ont reconstitué un plateau d’ « Apostrophes ». L’émission béni des dieux de l’édition, à jamais enfuie. Quel présentateur aujourd’hui s’efface devant ses invités et transmet à ce point la passion de ses lectures, faisant même ouvrir un livre à ceux qui ne lisaient pas ? Il m’est difficile de retranscrire ce que Bernard Pivot a dit de mon roman. La situation m’a paru à la fois insolite et surréaliste. Je me suis retenu de ne pas pleurer et j’ai maitrisé au mieux ces émotions qui débordent parfois et que je laisse apparaître face à un film, protégé, il me semble par l’obscurité des salles. J’entends les applaudissements, je souris, ma meilleure arme, pour ne montrer qu’une part des émotions qui m’ont traversé de toute part sur cette estrade. Je reçois un diplôme, une gerbe impressionnante de fleurs tropicales, les interviews se succèdent, en alternance avec Bernard Pivot, L’Indépendant, France 3 , La semaine du Roussillon. La salle s’est vidée, quelques personnes m’attendent avec des piles de livres à dédicacer. Je m’exécute.

Une cafétéria pour dédicacer et se souvenir

André Bonet me fait signe, je suis attendu à la cafétéria pour d’autres dédicaces. J’adorerais sortir, respirer l’air du dehors, fumer surtout une cigarette comme pour mieux expulser la tension qui s’est accumulée. La cafétéria. C’était le lieu pour se poser, justement, quand j’étais un patient. Une part de tarte, un soda, quelques mots échangés avec mes visiteurs quand j’en avais. Aujourd’hui je vais y dédicacer les trois livres que j’ai publiés en vingt ans. Sur l’estrade, Bernard Pivot m’a demandé, entre autres, si je n’avais pas eu peur de chuter à nouveau. Comme si en parler, à travers toutes ces conférences, pouvait raviver les démons. Non, je ne crois pas. Je ne jure de rien. J’ai appris à me protéger. De moi. Des autres. Il me semble qu’une page est bien tournée. Je ne suis ni plus fort, ni plus faible qu’avant. Toujours aussi fragile. Mais cette fragilité m’a permis d’écrire un livre grave et léger sur la dépression. Elle m’a construite et façonnée différemment depuis que je m’en suis sorti. Je me dirige vers la cafétéria où je suis attendu. Derrière une table recouverte d’une nappe rouge, j’attrape les livres qu’on me tend. Je prends mon temps pour faire une dédicace. Je dessine ma petite vache porte-bonheur. Je souris aux patients, aux lecteurs qui m’entourent. Une patiente me demande avec insistance si je fais bien régulièrement mes prises de sang tous les deux mois, à cause du lithium. Je la regarde avec douceur et la rassure. Bernard Pivot, à la table d’à côté, signe son dernier livre « Oui, mais quelle est la question ? » chez Robert Laffont. C’est un homme doux, réservé, mais qui ne manque pas d’humour. Sur les photos qui m’ont été envoyées depuis, j’aime ce regard qu’il pose sur moi à la remise du diplôme. Ce regard qui m’avait échappé. Personne ne pensait qu’il accepterait d’être le parrain de ce Prix, trop sollicité, trop occupé par une vie bien remplie. Et pourtant le vote des patients l’a touché pour des raisons sûrement personnelles. N’a-t-il pas préféré Lily, la petite fille autiste de mon roman, celle qui dit tout, qui sait tout, et va conduire le père de Simon vers la guérison ? Pourtant Lily, dans le roman, est une fée, un ange gardien, elle n’existe pas. Et si cette journée va rester longtemps gravée en moi, comme le plus joli rêve jamais fait, il m’a semblé, ce jour-là, que j’avais beaucoup d’anges gardiens présents au Centre Hospitalier de Thuir. Et quand la cafétéria se vide, juste avant de se rendre à la mairie de Thuir, et au Conseil Général des Pyrénées Orientales où d’autres signatures nous attendent, je prends enfin le temps de faire quelques pas dehors et j’allume une cigarette, la meilleure de la journée.

par Gilles Paris

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