9 février 2025
Wozzeck par Johan Simons, fin de saison expressionniste à l’Opéra des Flandres

La nouvelle production de Wozzeck qui referme la saison de l’Opéra des Flandres résume la dynamique artistique impulsée par Jan Vandenhouwe. Depuis 2019, il en confirme la place de carrefour entre l’iconoclasme créatif de la nouvelle génération, et un héritage qui a fait de la Belgique un creuset de modernité inventive depuis un demi-siècle : le légendaire Alain Platel y côtoie le jeune Tom Goessens. Bousculant la linéarité illustrative, la vision de l’opéra de Berg que propose Johan Simons relit, à l’intérieur du huis clos de sa propre folie, la destinée du héros de Büchner, dont la chemise camisole, dans le vestiaire composé par Greta Goiris et Flora Kruppa, est, dès le début, maculée de sang.

Délimité par des parois pyramidales, le plan incliné d’une même blancheur clinique, dessiné par Sammy Van den Heuvel, est à peine meublé de quelques accessoires, comme des ersatz du passé vécu – quelques branches, reliques de la marche en forêt avec Andres, juke-box et piano suspendu pour la taverne, ou encore chaise de bébé dans laquelle le Docteur infantilise Wozzeck. Les lumières de Friedrich Rom virent au rouge lorsque revient le spectre du meurtre. Les déguisements des enfants rejouent, sous une fausse innocence, une violence sociale dont Johan Simons révèle la démence dans les figures même de l’autorité, comme le Capitaine et le Docteur, où les renvoie le délire de Wozzeck. Cet effet spéculaire est l’une des grands forces d’un spectacle fidèle à la forme même de l’ouvrage, isolant, par des tombés de rideaux, chacune des quinze scènes comme autant de vignettes mentales.

A l’intérieur de la folie de Wozzeck

Dans le rôle-titre, Robin Adams démontrer une présence évidente, et incarne le texte de manière aussi théâtrale que musicale, au plus près d’une écriture vocale ambivalente. L’autre personnage principal de tessiture grave, le Docteur, glisse opportunément vers une hystérie déclamatoire avec Martin Winkler. Le Capitaine de James Kryshak et le Tambour-majeur de Samuel Sakker rivalisent dans la caricature du ténor de caractère, avec des aigus mordants, sans jamais se confondre. Les interventions d’Andres, un peu moins extraverties, reviennent à un membre du Jeune Ensemble de l’Opéra des Flandres, Hugo Kampschreur, auquel appartient également l’un des deux garçons d’atelier, Reuben Mbonambi, l’autre étant confié à Tobias Lusser. Les deux figures féminines du drame sont calibrées avec justesse, entre la Marie à fleur de peau de Magdalena Anna Hofmann, et la Margret plus sobre de Lotte Verstaen.

Préparés par Jan Schweiger, le choeur, dont s’extrait le Fou campé par Johann Freyr Odinsson, et le choeur d’enfants, font résonner efficacement l’oppression du monde sur la vulnérabilité mentale de Wozzeck. Quant à la direction musicale d’Alejo Perez, elle fait ressortir la puissance expressionniste de la partition, avec une précision soutenue par les contrastes d’une sonorité généreuse. A rebours des décantations oniriques, le chef argentin souligne la puissance d’une musique qui fait vibrer la folie dans la chair – du héros, mais aussi du spectateur.

Crowd #2, la danse ux confins de l’installation plastique

Côté danse, la fin de saison de l’Opéra des Flandres célèbre la diversité d’un ballet applaudi comme l’un des plus innovants d’aujourd’hui, pour lequel Gisèle Vienne a réinventé l’une des ses pièces. Pour Crowd #2, la chorégraphe franco-autrichienne a travaillé pour la première avec une compagnie autre que la sienne, dans une réécriture commune avec les vingt danseurs flamands. Sur un tissu électro, le plateau est investi par une masse qui se meut au ralenti, dans une sorte de torpeur après l’ivresse. Parfois les solistes sont pris d’une agitation subite, avant de se figer à nouveau dans une quasi immobilité. Au milieu de la foule se détachent quelques protagonistes, des couples d’amis ou d’amants pris dans un surgissement d’émotions, comme des fenêtres utopiques de sincérité, en contrepoint de la transe collective. En une heure trente, Crowd #2 développe une forme performative aux confins de l’installation plastique, qui se referme en un retour au vide initial, offrant un sorte d’instantané en miroir à notre société en flux continu, et anonyme, avec quelques arrêts sur images sur des rencontres singulières. A l’Opéra des Flandres, le spectacle vivant est plus que jamais un creuset où émotion et réflexion vont de pair.

Par Gilles Charlassier

Wozzeck, à Anvers du 1er au 12 juin 2025, et à Gand du 21 au 29 juin 2025 ; Crowd #2, à Gand du 4 au 10 juin 2025 , et à Anvers du 21 au 28 juin 2025.

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