Cela fait maintenant plus de soixante ans que dure l’histoire d’amour entre Wexford et ses habitants – il suffit de lire l’enthousiasme des générations de bénévoles pour se convaincre combien pendant ces derniers jours d’octobre le pouls de cette petite ville de vingt mille habitants bat au rythme du festival. Rompant avec sa situation en marge des grands circuits de l’opéra, l’Irlande a accueilli pour la première fois lors de cette édition 2013, la conférence semestrielle d’Opera Europa, grand rendez-vous européen des acteurs du monde lyrique, placée, cela coulait de source, sous le signe de la découverte – l’organisation vient d’ailleurs de nommer à sa tête une femme, Eva Kleinitz, la directrice de l’opéra de Stuttgart.
Cristina, un destin de femme
Rareté parmi les raretés, Cristina, Regina di Svezia, est l’œuvre d’un compositeur de vingt-quatre ans, Jacopo Foroni, fraîchement arrivé en Suède, où il s’enfuit après les troubles politiques qui agitent son Italie natale – on est alors au cœur des insurrections révolutionnaires de 1848. Dans la lignée des opéras historiques de Donizetti comme Anna Bolena ou Roberto Devereux, l’ouvrage retrace l’abdication de la reine Christine – à laquelle Descartes a rendu visite en 1650, sans en revenir, victime du climat rigoureux – et dresse un portrait de femme libre qui peut sembler moderne pour l’époque. Comme souvent dans ce répertoire, c’est au deuxième acte que le génie du compositeur donne pleinement sa mesure avec des grands airs avec vocalises et ornementations dans la plus pure tradition du bel canto. Mais dans la puissance de l’inspiration mélodique et la force des chœurs – même si l’écriture polyphonique reste beaucoup plus sommaire – on sent aussi la veine du jeune Verdi, et certains estiment que Foroni lui aurait été un sérieux rival s’il était resté au pays et n’avait pas succombé si jeune au choléra – à trente-trois ans.
Le travail de Stephen Medcalf tire parti des dimensions modestes du plateau et met en valeur l’intrigue dans des costumes années quarante. Surtout, l’on retient l’engagement des interprètes, à commencer par Helena Dix, éclatante souveraine avec des aigus sûrs qui compensent un timbre parfois acide. Sa rivale, Maria Eufrosina, fait forte impression avec la voix corsée de Lucia Cirillo. Belle prestance également de la part de John Bellemer (Gabriele de la Gardie), et mention particulière à l’enthousiasme du chef, Andrew Greenwood.
Nino Rota, Labiche version Dolce Vita
De Nino Rota, on connaît surtout ses célèbres musiques de film – en particulier pour Fellini. Mais il a aussi écrit des ouvrages lyriques, à l’instar de ce Chapeau de paille de Florence, que l’on avait manqué à l’Opéra de Nantes la saison dernière. Composé en 1946 sur la farce éponyme de Labiche, riche en quiproquos, l’ouvrage sonne comme un rire libérateur après les atrocités de la guerre. L’inspiration musicale fait songer au Gianni Schicchi de Puccini avec un soupçon d’opérette française de l’entre-deux-guerres. L’histoire de Fadinard (Filipo Adami, idéal de niaiserie), contraint de chercher un chapeau de paille le jour de son mariage pour une baronne aux mœurs légères (Asude Karayavuz pleine de piquant) qui veut s’éviter les foudres de son mari jaloux se suit agréablement, même si les procédés comiques finissent par devenir un peu répétitifs à la longue. Au moins le public goûte–t-il le spectacle coloré et divertissant réalisé par Andrea Cigni, et dirigé avec un entrain communicatif par Sergio Alapont.
Massenet ressuscité
Autrement plus mémorable se révèle le doublet Massenet présenté le troisième soir. A part les passionnés du compositeur français qui auront entendu en version de concert la résurrection de Thérèse – avec Nora Gubisch dans le rôle-titre – au festival de Radio-France Montpellier, c’est une découverte de premier plan pour la plupart des mélomanes en ce mercredi soir. Passons sur le concept scénographique de Renaud Doucet et André Barbe, avec ses peintres en blouse blanche, censés créer un effet de miroir entre les tableaux et l’époque révolutionnaire. Heureusement la destinée de Thérèse partagée entre deux amours, au cœur de la Terreur, ne se laisse pas prendre à cette muséification maladroite. Au moins évite-t-on la grandiloquence, si tentante avec un tel sujet. Il y a surtout l’extraordinaire richesse de la partition, mise en valeur par la battue sensible de Carlos Izcaray, qui en à pleine plus d’une heure balaie un remarquable kaléidoscope d’émotions – l’évocation nostalgique du passé sur des arpèges de harpes est un modèle de retenue et de raffinement. Et l’incarnation de Nora Sourouzian s’avère des plus convaincantes, d’une vérité dramatique qui fait oublier les chicaneries techniques, surtout face à un rôle aussi écrasant. Une redécouverte d’un ouvrage qui mériterait pleinement de s’inscrire au répertoire.
Un chef-d’œuvre : Thérèse
Après un tel chef-d’œuvre, La Navarraise, créé treize ans plus tôt en 1894, souscrit à un banal vérisme. Et avec un décor et des costumes rouge sang placé sous la tutelle de Guernica –et de Picasso qui apparaît au début de l’œuvre, coquetterie anecdotique et inutile – la mise en scène souligne autant que la musique l’horreur de la guerre et une psychologie à gros traits. Effet garanti pour le moins, à la limite du mauvais goût parfois. On retrouve les mêmes solistes que dans Thérèse : Nora Sourouzian se jette à corps perdu dans le rôle d’Anita, Philippe Do a vaincu en Araquil le trac qui le déstabilisait un peu en Armand de Clerval, et l’on applaudit la puissance de Brian Mulligan, ici Garrido, précédemment André Thorel. A part le Saint-Etienne natal, peut-être faut-il aller jusqu’à Wexford pour rendre justice au génie de Massenet, résumé sommairement à Paris à ses Manon et Werther…
Par Gilles Charlassier
Festival de Wexford, du 23 octobre au 3 novembre 2013