Le plus souvent, l’Histoire avance au pas lent. Parfois, l’Histoire galope d’un événement à l’autre, à une vitesse prodigieuse. C’est ce qui se passe aujourd’hui en Russie.
Le 24 décembre, le meeting de l’opposition sur l’avenue Sakharov à Moscou a rassemblé près de cent mille personnes. Du jamais vu depuis vingt ans – lorsque les moscovites en colère avaient demandé d’enterrer le communisme. Il semblerait qu’aujourd’hui, ils en aient assez du tandem Poutine-Medvedev !
Il y a six mois encore, seuls les plus téméraires osaient scander le slogan « La Russie sans Poutine ! » dans des meetings de l’opposition qui ressemblaient à peine quelques centaines, et au mieux quelques milliers de personnes. Samedi dernier, c’était la foule de 100 000 hommes qui scandait ce slogan, et la police les regardait en silence, incapable de prendre des mesures quelconques. D’ailleurs, quelles mesures peut-on prendre contre cent mille personnes ?
Les graffitis, témoins du ras-le-bol
L’attitude vis-à-vis du pouvoir change à vue d’œil. Mon frère qui habite à la campagne et prend un train de banlieue pour venir à Moscou affirme que les graffitis sont de très bons indicateurs de la situation politique. Dans le passé, il voyait de la fenêtre du train surtout des slogans de nationalistes et de nationaux-bolcheviks. Aujourd’hui, on écrit sur des murs et des palissades : « Liberté aux prisonniers politiques ! » et « Poutine est un voleur ! ». Il devient de bon ton dans la société d’être contre le parti « La Russie unie » et de critiquer Poutine. C’est le signe de la fin de l’époque Poutine, même s’il se cramponne au pouvoir.
Le meeting du 24 décembre marque un tournant dans les relations entre l’opposition et le pouvoir. Le pouvoir, pris au dépourvu par les dimensions de la protestation partout dans le pays, a probablement compris que s’il continue à écraser la société civile, il aura terminé comme les régimes de Kadhafi ou de Moubarak.
Le président Medvedev a alors déposé d’urgence des projets de loi libéraux à la Douma, comme par exemple le projet visant à simplifier la procédure d’enregistrement de partis politiques. Il propose également de revenir à l’élection des gouverneurs, aujourd’hui nommés par le Kremlin. Mais toutes ces mesures arrivent trop tard. Personne ne croit plus à la sincérité des intentions du Kremlin, en soupçonnant une nouvelle tromperie. Personne ne veut se contenter d’aumônes.
Négociation possible ?
Le pouvoir fait des allusions à l’opposition qu’une négociation est possible. Alexeï Koudrine, ex-ministre des finances et ami personnel de Poutine, a parlé au meeting du 24 décembre. Il était d’accord avec l’exigence des nouvelles législatives et d’une réforme du système électoral. Mais il s’est proposé en qualité d’intermédiaire entre l’opposition et le pouvoir, et bien qu’il parlât en son nom propre, il était clair qu’il s’acquittait d’une commission du régime.
L’opposition n’a pas mordu à l’hameçon des concessions des autorités. Et la foule au meeting a simplement hué Koudrine. Désormais, on exige des autorités non pas des concessions, mais la possibilité d’élire des têtes neuves. L’alternance du pouvoir, telle est l’exigence généralisée.
Une opposition disparate
D’un autre côté, l’opposition est hétéroclite. Des représentants de forces politiques diverses -libérales*, nationalistes, proches du pouvoir – ont fait partie du comité d’organisation du meeting du 24 décembre. Les représentants des libéraux (Boris Nemtsov, Vladimir Ryjkov, Serguei Parkhomenko, Olga Romanova, etc.) étaient majoritaires, et le meeting avait une orientation libérale dominante. Les intérêts des nationalistes ont été promus par l’avocat et bloggeur Alexeï Navalny, et les intérêts de la gauche, par le leader du « Rot Front » procommuniste Serguei Oudaltsov et sa femme Anastasia. Quant à l’opposition officielle (c’est-à-dire, opposition tolérée par le « système » et admise à la Douma), elle était représentée par deux membres du parti « La Russie juste », Ilia Ponomarev et l’ex-colonel du KGB Guennadi Goudkov.
Mais il s’agit surtout, non pas de divergences idéologiques, mais de réactions hétéroclites de gens dans une situation qui pourrait devenir critique. La politique de la carotte et du bâton reste toujours le moyen le plus important dans l’arsenal du gouvernement. Et l’avenir du mouvement de protestation dépend de sa fermeté : si certains tremblent devant la menace du bâton ou, au contraire, sont séduits par la belle carotte, le mouvement sera affaibli. Bien naturellement, cet avenir ne dépend pas uniquement de la position des leaders du mouvement. Les meetings ont eu lieu dans des dizaines de villes russes, et le nombre de gens qui souhaitent y participer s’accroît rapidement. Les gens correspondent via Facebook et ils ont moins besoin de managers politiques que dans le passé. Cela donne espoir que des intrigues politiques éventuelles ne porteront pas de préjudice catastrophique aux protestations de masse.
Quel futur ?
Pour l’instant, le mouvement de protestation a pris un bel élan. Mais cet élan, pourra-t-il durer ? Cela dépend de beaucoup de facteurs. Premièrement, le mouvement a besoin d’un développement. Les meetings, même s’ils rassemblent de si grands nombres, ne doivent pas se ressembler. Le format des protestations doit changer. L’escalade des exigences et des méthodes de protestation est un gage du succès de l’opposition dans son combat contre le pouvoir.
Le mouvement de protestation a également besoin de succès, modestes soient-ils. Les projets de loi proposés par Medvedev ne peuvent pas être considérés comme des succès de l’opposition : ce sont des promesses à long terme auxquelles on a du mal à croire. Par contre, la croissance exponentielle du mouvement protestataire est un franc succès en soi, ainsi que la percée du blocus d’information sur les grandes chaînes de télé, même si leur couverture des meetings de l’opposition est très tendancieuse.
Le mouvement de protestation a intérêt à promouvoir des leaders politiques qui seront capables de représenter clairement et fermement les intérêts des protestataires. Pour l’instant, ce n’est pas le cas, mais la situation peut changer à tout moment.
Le pouvoir ne sait probablement pas lui-même d’ailleurs, ce qu’il va entreprendre pour contrecarrer le mouvement. Les possibilités ne sont pas très nombreuses ; il y a trois variantes possibles.
Trois solutions
La première, qui est à la fois la meilleure et la moins probable : le gouvernement se rend compte du danger de se trouver en confrontation avec la société et il remplit les exigences du mouvement protestataire. Il annule via la Cour Suprême les résultats des législatives du 4 décembre ; enregistre tous les partis politiques ; fixe la date des nouvelles législatives ; contrôle efficacement la légalité du processus électoral ; reporte l’élection présidentielle à trois mois après les législatives. Il semblerait qu’il y ait au Kremlin et au gouvernement quelques personnes capables de s’engager sur cette voie, mais ils sont peu nombreux et leur influence n’est pas significative.
La deuxième variante est la plus « naturelle » et ne demande pas à prendre de décisions radicales. Le gouvernement recule là où l’opposition avance, et s’obstine là où l’opposition manifeste l’indécision. Dans cette guerre de positions, le pouvoir essayera de gagner le maximum d’avantages et le futur rapport de force entre le pouvoir et l’opposition ne dépendra que de cette dernière.
La troisième variante, c’est l’écrasement de l’opposition et du mouvement protestataire. Le pouvoir dont l’ossature se compose d’anciens et actuels collaborateurs des services de sécurité d’Etat est capable d’entreprendre des mesures radicales : arrestations massives des opposants ; dispersion des meetings avec l’utilisation de moyens spéciaux et d’armes à feu ; organisation d’attentats terroristes ou provocation d’un conflit armé pour avoir le prétexte à déclarer l’état d’exception. On pourra alors introduire la censure directe à la télévision ; fermer les radios et les journaux indépendants ; bloquer les réseaux sociaux sur Internet ; décréter le couvre-feu. L’ancien conseiller de Vladimir Poutine aux questions économiques, Andrei Illarionov, homme informé et qui connaît bien les mentalités de la direction du pays, est persuadé que le pouvoir prépare ce coup-là et sa revanche. Des mesures pareilles mèneront, presque inévitablement, à la guerre civile, comme en Libye et en Syrie.
Malheureusement, la troisième variante est tout aussi probable que la seconde. Cependant, le temps joue en faveur de l’opposition. Au fur et à mesure de la croissance du mouvement protestataire, la loyauté de l’armée et de la police baisse, et même aujourd’hui, le pouvoir ne peut probablement pas compter sur l’armée pour écraser la société. Quant à la police, tous les policiers ne sont pas prêts à tirer sur des manifestants pacifiques.
La Russie entre dans une nouvelle époque de son histoire. En ce mois de décembre 2011, monte ainsi une nouvelle vague des changements postcommunistes. C’est un peu tardif, mais mieux vaut tard que jamais.
Par Alexandre Podrabinek,
traduit par Galia Ackerman
*En Russie, la social-démocratie est quasiment inexistante, et les libéraux sont en réalité des démocrates qui prônent l’économie de marché. NdT