A l’heure des fêtes de fin d’année où les hordes hésitent entre la neige et le soleil, San Francisco n’est sans doute pas la destination à laquelle on pense de prime abord – entre le décalage horaire et la météo tempérée mais aléatoire. Pourtant, dans une ville où le coût de la vie est parmi les plus élevés aux Etats-Unis – selon les classements, elle dispute le podium avec New York –, le début du mois de décembre est généralement moins violent pour le portefeuille. C’est aussi, comme souvent le cas outre-Atlantique, le moment des programmations plus familiales. Au San Francisco Opera, la période signe la fin de la première partie de la saison lyrique – qui reprend ensuite à la fin du printemps. Après deux créations contemporaines, The (R)evolution of Steve Jobs de Mason Bates et Omar de Rhiannon Giddens, la War Memorial House referme l’automne sur une nouvelle coproduction de l’Elixir d’amour avec le Lyric Opera de Chicago mis en scène par Daniel Slater, qui transpose l’intrigue de l’opéra de Donizetti dans la Riviera des années 50.
Un Elixir d’amour pour de nouveaux publics
L’amour contrarié de Nemorino pour la mutine Adina, qui trouvera une issue heureuse, constitue un agréable divertissement pour tous, surtout dans une scénographie, dessinée par Robert Innes Hopkins, qui transforme la rusticité campagnarde en une atmosphère balnéaire où les voyageurs descendent à l’Hôtel Adina, tenue par la jeune femme et pour laquelle Nemorino travaille comme serveur. Sous les lumières ensoleillées de Simon Mills, les aléas sentimentaux et les boniments de Dulcamara ont un parfum de dolce vita, dont les stéréotypes sont animés par la chorégraphie de Tim Claydon, complétant un travail visuel impeccable comme savent les régler les anglo-saxons. Peu importe au fond si le résultat peut paraître un peu léché, il constitue un écrin exquis pour les interprètes, et en premier lieu le Nemorino irradiant de Pene Pati, qui avait chanté, à la faveur d’un remplacement, son premier Roméo en 2019 à San Francisco. Avec l’une des plus belles voix de ténor du moment, le ténor samoan s’affirme comme un digne héritier de l’art d’un Pavarotti, grâce à une lumineuse souplesse de la ligne de chant, idéale dans le belcanto de Donizetti – même si la soirée du 1er décembre a privé le public de l’air célèbre Una furtiva lagrima au deuxième acte.
Car, après un premier essai l’année dernière avec La Traviata, la soirée The Elixir of Love Encounter propose au public, après avoir entendu le premier acte en salle, de prolonger la fête dans les foyers de la War Memorial House aux couleurs du décor du spectacle. Les applaudissements qui saluent l’Adina piquante, mais non dénuée de tendresse sous les minauderies, campée par Slavka Zamecnikova, le Belcore robuste de David Bizic – qui fait ses débuts à San Francisco mais que l’on connaît bien en France –, la faconde du Dulcamara de Patrick Carfizzi et les répliques de Giannetta dévolues à Arianna Rodriguez, sous la baguette alerte de Ramon Tebar, sont à peine terminés que l’auditoire se presse devant les bars à cocktails, tables de jeux et autres animations qui habillent le bâtiment dans une Italie de bord de mer passablement disneylandisée. A défaut de contenter les puristes, le concept, habilement calibré au spectacle, offre un visage moins sévère de l’opéra qui peut contribuer à toucher un autre public.
Le Symphony chez Tim Burton
C’est d’ailleurs cette ouverture, sensible aussi dans la diversité du public plus familial sans doute au-delà des cercles habituels du classique, qui caractérise l’affiche de ce premier week-end de décembre au Symphony Hall voisin, où le film d’animation de Tim Burton L’étrange Noël de Monsieur Jack est donné en ciné-concert. Henry Selick dirige le San Francisco Symphony Orchestra dont on peut apprécier la consistance dans la partition de Danny Elfam qui respire l’influence de Weill et du sarcasme de l’Opéra de Quat’sous, soutenant, sinon redoublant, une intrigue malmenant, dans la confusion entre Noël et Halloween, la bienveillance doucereuse des illuminations et des cadeaux. Placé sur le devant de la scène, le grand écran permet ainsi une immersion aussi musicale que cinématographique, dans cet univers de fantaisie non dénué d’humour caustique autour de ce héros en os et des créatures étranges et terrifiantes du royaume des morts. Mais cette bousculade des traditions finit par rentrer dans l’ordre, Jack redonne au Père Noël la place qu’il lui revient, et chante sous la lune une romance avec une fille de son monde. De même, la musique chaloupée, défendue avec générosité par les pupitres californiens, n’oublie pas que dernière les grincements ironiques il y a un divertissement, servi dans un sirop mélodique gourmand, joué sans timidité acoustique.
Deux jours plus tard, le programme pour jeune public autour du Chevalier de Saint-Georges fait découvrir à des mélomanes en herbe l’un des premiers compositeurs de couleur, au siècle des Lumières. Avec le recours à un procédé narratif éprouvé, qui introduit l’homme du passé au coeur du présent d’une petite fille qui veut apprendre à jouer de la musique, avec une ambiguïté entre rêve et réalité qui finit par transformer l’enfant, ce concert-spectacle jalonné de pièces baroques, mais pas seulement, n’est pas dénué de facilités, mais présente le mérite de rappeler que le classique peut parler à tous.
L’Elixir d’amour, San Francisco Opera ; San Francisco Symphony Orchestra, novembre-décembre 2023