Bien sûr, reporter de guerre, ça fait plus chic, grand reporter aussi. Manon Loizeau est pourtant avant tout une fille au grand coeur qui refuse, malgré toutes ces guerres et cette souffrance qu’elle côtoie, d’être cynique. Venir, voler les histoires et puis passer à une autre chose, ce n’est pas pour elle. D’ailleurs, petite-fille d’une comédienne anglaise de théâtre, amie de Laurence Olivier, élevée avec Tchékov, c’est sans avoir fait d’école de journalisme qu’elle est venue au grand reportage. Par hasard. Mais existe-t-il? On se dit que non, lorsque l’on voit cette brune énergique et volubile, faisant dix ans de moins que son âge, bougeant comme une petite fille, espiègle, les yeux brillants. De quoi s’attendre à ce qu’elle commande, malgré son prestigieux prix Albert Londres reçu en 2006 pour « La malédiction de naître fille », un diabolo grenadine dans ce café du Marais, proche de chez elle, où la rencontre a lieu entre son retour de Syrie et son prochain départ pour le Yémen.
Comment êtes vous devenue grand reporter ?
Après khâgne et hypokhâgne, j’ai voulu partir vivre en Russie dont j’étais tombée sous le charme, et que j’avais découverte lors d’un voyage scolaire à l’âge de 13 ans. Ce pays où tout était défendu, je trouvais ça extraordinaire et je m’étais promise que dès que je lepourrais, j’irai m’installer là bas. J’y suis arrivée à 22 ans. Trois jours plus tard, la guerre en Tchétchénie éclatait. J’étais la seule sur place et comme je savais écrire, j’ai commencé à envoyer des articles dans plusieurs rédactions. Ensuite, il y a eu en 1997 « Grandir sous camisole », cet orphelinat russe que j’ai montré grâce à une caméra cachée, après avoir été un mois infirmière là-bas. A l’époque, en Russie, vous étiez obligé par la loi, si vous aviez un enfant autiste, de l’abandonner et le confier à un établissement géré par l’Etat. Le sujet a été diffusé partout puis à la faveur du hasard, Boris Elstine l’a vu trois ans plus tard à la télévision et il a changé la loi. Je ne change pas le monde avec mes reportages, mais là, un système s’est fissuré.
Pourquoi êtes vous allée en Syrie ?
Au début, je ne pensais pas qu’on pourrait passer. On était au Liban et tous les autres journalistes disaient que c’était impossible d’aller de l’autre coté. Et puis, on a eu un contact avec un type qui passait régulièrement la frontière pour apporter des poches de sang. Ensuite, ça a été vraiment difficile car règne là-bas la terreur, vraiment. J’ai, pendant ce reportage, eu vraiment peur, sans compter que le plus dur n’était pas de rentrer mais de pouvoir ressortir ! Heureusement, il a plu et ça s’est joué à un quart d’heure près. J’ai mis un blouson sur ma tête et grâce à un backchich, on a pu repasser la frontière. Maintenant, c’est vrai que j’aime aller là où c’est interdit, où les autres ne vont pas comme en Iran; pas comme une tête brûlée mais parce que je veux pouvoir témoigner, raconter les histoires de ces gens que les caméras n’atteignent pas.
Comment avez-vous fait pour vous « entourer » là-bas?
J’écoute mon ventre. C’est très important, être en contact avec soi-même et donc sentir animalement, à l’instinct, à qui on a affaire. Je ne me suis encore jamais trompée; je crois que je fais ce métier avant tout car j’aime les gens. Par exemple, sur le documentaire que j’ai réalisé sur l’Iran « Chronique d’un Iran Interdit » -en 2010- plus de trois ans de travail, j’ai travaillé avec des blogueuses iraniennes en étant devant mon ordinateur et un banc de montage, donc pas sur le terrain, mais j’ai adoré ça ! On inventait des phrases codées pour se parler, c’était vraiment très drôle. C’est là aussi que je mesure la chance que j’ai d’être une femme, cela me donne des accès que je n’aurais jamais autrement. J’aime aussi passer du temps à boire le thé avec ces femmes dont je raconte les histoires avec cette idée qu’on ne part pas dès que c’est dans la boite.
Vous vivez le journalisme comme une mission?
En tout cas, je crois que l’on peut changer les choses. Par exemple, cet enfant kosovar qui avait été renvoyé l’an dernier, malgré sa maladie, dans son pays. Les autorités françaises disaient qu’il serait aussi bien soigné dans son pays. Eh bien, j’y suis allée, à mes frais, et lorsque je suis revenue avec les images pour montrer qu’il était en train de mourir -diffusées dans un sujet d’Envoyé Spécial- le Ministère de l’intérieur a ordonné son rapatriement.
Comment vous faites pour gérer le retour?
Là, avec les fêtes, j’ai un peu de mal. A Homs en Syrie, je regardais sur mon téléphone la vidéo de ma nièce qui faisait ses premiers pas. En fait j’ai hâte de repartir. Et puis je reste en contact avec beaucoup de ceux que je croise. L’histoire pour moi ne s’arrête jamais à la dernière image…
Sa nièce qui est donc la fille de sa soeur, chanteuse. Oui, la chanteuse me dit-elle. Emily Loizeau. Elle rit, heureuse que pour une fois, la star ce soit elle.
Mais Manon n’aimerait pas ce mot, star. Non, elle est juste une petite fille curieuse qui filme d’autres enfants, son sujet de prédilection. D’eux, elle raconte des histoires plus ou moins tristes, sans se départir de sa joie. Car, on le sent, elle n’ a pas manqué d’amour pour avoir confiance à ce point en son prochain. Et comme Manon est très communicative… cela fait terriblement du bien, avec cette sensation d’avoir en face de soi une fille vraiment bien.