La crise du coronavirus a non seulement arrêté brutalement toutes les saisons musicales et lyriques, contraignant orchestres et théâtres à se replier généralement sur le streaming et la diffusion d’archives, mais elle a également brouillé toute la visibilité à court et moyen terme dont les institutions du secteur ont tant besoin. L’exemple de l’Italie l’illustre. Au gré des projections faites pendant le printemps, la réouverture des salles y était annoncée pas avant décembre, puis avancée à la rentrée, quand, début juin, on pouvait envisager le retour du public, avec une jauge et des conditions adaptées, alors que les programmations de la fin du semestre avaient été réduites à l’annulation quelques semaines plus tôt. A cela s’ajoutent les variations d’une région à l’autre dans les protocoles sanitaires à adopter, conséquences d’une centralisation politique moindre qu’en France.
Ainsi, la reprise a été initiée par Alexander Pereira, à la tête du Teatro del Maggio Fiorentino depuis cette année, et que nous avons rencontré avant le dernier des six concerts de cette fin de printemps singulière. Ce mardi 7 juillet marque d’ailleurs une nouvelle étape dans l’assouplissement des contraintes, avec un relèvement de la limite à six cents spectateurs en lieu clos – elle a été d’abord de cent, puis deux cents personnes. Pour l’occasion, l’Opéra de Florence a décidé d’inviter les abonnés et les mélomanes qui auraient renoncé au remboursement de leurs billets annulés. Si le retour du public reste timide, avec à peine trois cents auditeurs pour cette soirée, sans entracte, et masquée, du moins pendant les déplacements dans la salle, il semblait essentiel au surintendant de revenir à ce qui fait la valeur inégalable de l’art vivant, le lien in vivo entre les artistes et le public, et que ne sauraient remplacer tous les outils de diffusion plébiscités pendant ces mois de confinement, mais dont les développements n’ont pas été aussi spectaculaires que ce que certains pouvaient espérer : l’émotion musicale ne se laisse pas enfermer dans les pixels.
La musique à l’heure du pragmatisme
Placée sous la baguette de Zubin Mehta, directeur honoraire à vie d’un orchestre à la tête duquel il fut pendant plus de trente ans, cette soirée poursuit un cycle des Symphonies de Schubert initié pour cette reprise et qui s’achèvera cet automne au cours une intégrale de celles de Beethoven – qui était prévue pour l’édition 2020 du festival du Maggio. Moins dramatique que la Quatrième ou l’Inachevée, moins vaste que l’ultime, dite la Grande, la Symphonie n°6 en ut majeur, surnommée la Petite, se distingue par une fluidité vocale dans l’inspiration mélodique qui fait songer au belcanto rossinien, et que le chef indien met en valeur avec souplesse et élégance, sans aucune légèreté triviale ni sophistication affectée. En témoigne en particulier un Andante chantant, après la vitalité augurale du premier mouvement, que l’on retrouve dans le Scherzo, avant un finale souriant d’une certaine sérénité presque pastorale.
La Missa in tempora belli en ut majeur de Haydn qui referme ce bref concert confirme que les voix ne sont pas condamnées au silence par le coronavirus. Zubin Mehta en livre une lecture équilibrée, qui laisse la parole à l’homogénéité des couleurs et à la noble sincérité des passages contrapuntiques. Parfois en dialogue, souvent en renfort des sections chorales assumées par les effectifs du Maggio Musicale parfois plus vigoureux que précis dans l’articulation du texte, les solistes offrent un camaïeu expressif et habilement contrasté, depuis le lyrisme lumineux de la soprano Maria Grazia Schiavo jusqu’aux accents robustes et timbrés de la basse Gianluca Buratto, en passant par le contralto charnu et coloré de Sara Mingardo, et la vaillance brillante du ténor Maximilian Schmitt.
A rebours de certains choix tisonnés par des exigences sanitaires maximalistes face à la pandémie, qui ont banni les instruments à vents, jugés trop risqués, Florence a choisi un pragmatisme plus raisonnable, en complétant la répartition conforme aux règles de distance physique par des panneaux de plexiglas entre chacun des pupitres souffleurs. Les dimensions du plateau l’autorisent, et le résultat acoustique, depuis la salle, comme le répertoire, ne pâtissent pas sensiblement de ces aménagements.
Une saison ambitieuse
La prochaine saison d’Alexander Pereira, qui est venu sur scène à la fin cet ultime concert de retrouvailles avec le public pour animer quelques échanges avec les artistes de la soirée, témoigne d’ailleurs de cette ambition non circonscrite par l’épidémie. L’ambitus stylistique et temporel couvre l’ensemble de l’histoire de la musique, depuis le baroque jusqu’à la création contemporaine, que le surintendant n’a cessé de défendre au fil de ses mandats, à Zürich, Salzbourg ou Milan, avec une patience qui l’a fait attendre douze ans pour voir l’achèvement de l’unique opéra de Kurtag, Fin de partie, étrenné à Milan en novembre 2018 – sans jamais retirer sa confiance dans le compositeur hongrois, l’un des plus grands de notre temps. Le public florentin pourra compter parmi les rares à applaudir encore des légendes au crépuscule, telles Edita Gruberova, Eliahu Inbal, Christoph von Dohnanyi, ou encore James Levine, lequel dirigera la Damnation de Faust de Berlioz en concert en janvier – le chef n’était plus venu en Europe depuis de très nombreuses années –, mais aura aussi la primeur d’entendre la prise de rôle en Iago de l’un des meilleurs barytons verdiens d’aujourd’hui, Ludovic Tézier. Figure quasi paternelle pour les musiciens du Maggio, Zubin Mehta assurera la direction de l’orchestre pendant la saison, laissant ainsi du temps pour appointer un nouveau chef. Le quatre-vingt-troisième Maggio musicale sera marqué par une première mondiale de Fabio Vacchi, Jeanne Dark, tandis que Sonya Yoncheva défendra la très rare Siberia de Giordano, sous la baguette de Gianandera Noseda. Assurément, la prochaine saison ne résumera pas Florence à une cité patrimoniale, mais comptera aussi comme l’un des principaux creusets musicaux italiens, sinon européens.
Par Gilles Charlassier
Concert 7 juillet 2020, Maggio Musicale Fiorentino, Florence.