A peine quadragénaire, Jérémie Rhorer est devenu ces dernières années une des valeurs montantes de la direction d’orchestre. Célébré comme un des spécialistes du XVIIIème siècle, entre autres avec son ensemble Le Cercle de l’Harmonie qu’il a créé en 2005, il entretient depuis de nombreuses années une relation privilégiée avec le Théâtre des Champs Elysées. C’est ici qu’il a dirigé il y a deux ans son premier opéra en version scénique, Idoménée de Mozart. Si cela fait longtemps qu’il ne se limite pas au seul répertoire classique, comme en témoigne la création à Lyon de l’opéra de Thierry Escaich, Claude, au printemps dernier (recensé d’ailleurs dans nos colonnes), le public parisien pourra le vérifier dans les deux productions lyriques que l’avenue Montaigne propose cet automne, Dialogues des carmélites de Poulenc, et dans les prochaines semaines, La Vestale de Spontini, succès de l’ère romantique aujourd’hui tombé dans l’oubli. A quelques jours de la première, le chef français nous reçoit dans sa loge.
Qu’est-ce qui vous a amené à la direction d’orchestre ?
Enfant, quand je chantais à la Maîtrise de Radio-France, j’avais été fasciné par ce que je voyais de l’incidence du chef d’orchestre sur le son. C’est ce qu’on peut ressentir dans ces salles où une partie du public peut s’asseoir derrière l’orchestre. J’ai toujours été très sensible à la beauté du geste en général. D’ailleurs, quand j’ai commencé la musique, je voulais être tennisman, parce que je trouvais la beauté des gestes du tennis absolument extravagante; que ces gestes puissent avoir une incidence sur le monde sonore me semblait ouvrir les portes vers un monde merveilleux.
Vous avez commencé comment?
La première fois que j’ai dirigé, c’était il y a vingt ans, au Temple des Batignolles, avec un ensemble que j’avais créé, les Musiciens d’après, et c’était le premier concert soliste de Renaud Capuçon. On a joué la Suite Holberg de Grieg et le Quatrième Concerto Brandebourgeois. Les débuts de la reconnaissance sont venus avec le Cercle de l’Harmonie. A l’époque je travaillais avec William Christie à l’Opéra de Lyon sur les Noces de Figaro et Cosi fan tutte, sur Hercules au Theater an der Wien, et La Flûte enchantée à Madrid avec Marc Minkowski. Il y a eu une conjonction d’évènements à ce moment-là, puis la consécration à Beaune avec Idoménée.
Quels sont les chefs qui vous ont le plus marqué ?
Le premier, c’était Emil Tchakarov, qui me donnait des cours particuliers pendant mon adolescence alors que j’étais au conservatoire. Il m’a donné la base de ce que doit être un chef d’orchestre, qui est assez éloigné de ce que les gens imaginent. Pour lui, c’était quelqu’un qui possédait vraiment la musique. Il conseillait d’étudier à fond l’écriture, l’orchestration, l’analyse, et aussi de diriger sur le tas. Il a commencé avec une formation de cinquante accordéons pour lequel il transcrivait tout le répertoire, et c’est ainsi qu’il a appris son métier en Bulgarie. Bien sûr, il y a toute cette part de la musique ancienne qui m’a beaucoup appris sur le plan du phrasé, de la rhétorique, de l’articulation, du dramatisme – Christophe Rousset, William Christie, Marc Minkowski, des musiciens que j’admire infiniment. Mais paradoxalement, mes modèles proviennent de l’esthétique opposée, Bernstein par exemple. Pour moi, et ça c’est l’héritage de Tchakarov, un chef doit être capable de rendre la forme lisible, idéalement d’être capable de recomposer la partition, et c’est vraiment ce qui caractérisait la direction de Bernstein. J’ai appris récemment qu’il a été controversé aux Etats-Unis pour ses excès dans l’accentuation des climats, mais c’est quelqu’un qui vivait cela de manière absolument sincère. Un autre chef qui m’a énormément inspiré, parce que finalement je le trouvais très précurseur de ce qui s’est passé avec les découvreurs Harnoncourt, Leonhardt et les autres, c’est Carlos Kleiber. Il avait un sens du phrasé absolument intuitif et toujours juste. Il a été l’un des seuls, à l’ère du son homogène Karajan, à sculpter et à faire parler les phrases.
Vous allez diriger La Vestale pour la première fois. Qu’est-ce qui vous a attiré dans cet ouvrage méconnu ?
Je l’ai découvert grâce au Traité d’instrumentation de Berlioz, qui y voit une grande source d’inspiration orchestrale et dramatique. Même Wagner admirait cette œuvre. Et effectivement, dans La Vestale, Spontini pose les jalons de ce qui va devenir le grand opéra à la française au dix-neuvième siècle. C’est un peu un maillon entre Gluck, dont on retrouve la primauté accordée au drame, et Berlioz et Wagner. On a souvent taxé cette musique d’ennuyeuse, et elle est tombée dans l’oubli, parce que le sens de la déclamation et de la rhétorique s’est perdu, au profit de la vocalité. Or la clarté dramatique et le phrasé y sont essentiels, et c’est cela que je m’attache à restituer.
Vous êtes reconnu comme un spécialiste du XVIIIème siècle classique, et vous allez diriger en décembre Le Dialogue des Carmélites, autre opéra où la diction et l’articulation dramatique sont primordiales. On pourrait en dire autant de Claude, que vous avez créé à Lyon en mars dernier. Est-ce un critère de choix dans les œuvres que vous jouez ?
J’ai nourri très vite un intérêt particulier pour le XVIIIème siècle parce que c’est un moment dans l’histoire de la musique où les grandes formes comme la symphonie se créent. Mais cette étiquette de spécialiste m’est tombée dessus un peu par hasard, d’autant que je ne suis pas perçu comme cela à l’étranger. D’ailleurs, je m’intéresse désormais aux prolongements de la révolution initiée par Gluck, et j’aimerais aborder Berlioz, et pourquoi pas les premiers Wagner. Vous savez, je crois que la liberté dans le choix du répertoire me semble assez illusoire, tant cela répond à différentes contingentes. Claude, c’est le fruit d’une longue histoire avec Thierry Escaich qui a été le professeur au conservatoire qui m’a le plus marqué. C’était tout naturel que je crée son premier opéra, pour lequel je sens qu’il a renoncé à un certain lyrisme présent dans d’autres de ses partitions. Cela étant, la tradition rhétorique ne s’est pas perdue avec la victoire de la vocalité à l’ère post-romantique, et Poulenc n’aura pas été l’un des derniers à la connaître, comme le démontre Dialogues des Carmélites.
Notre rencontre s’achève sur les questions de tempo, pour lesquelles Jérémie Rhorer fait la comparaison avec l’altitude de croisière d’un avion – au-dessus ou en-dessous du tempo juste on décroche… Il est alors temps pour le chef de rejoindre son pupitre, une nouvelle répétition l’attend en cette fin d’après-midi.
Par Gilles Charlassier
Prochainement au Théâtre des Champs Elysées, dans La Vestale, du 15 au 28 octobre 2013, puis en décembre pour Le Dialogue des Carmélites.