Pour les mélomanes, le mois de septembre fait rimer rentrée avec ouverture de saison lyrique. Celle du San Francisco Opera, pour sa 97ème saison, équilibre avec intelligence un classique du répertoire romantique, Roméo et Juliette de Gounod – quoique moins célèbre que son Faust – avec un chef-d’oeuvre de Britten plus rare à l’affiche, Billy Budd, mais que la cité californienne a sans doute moins négligé que d’autres institutions, avec trois séries de représentations depuis son entrée au répertoire en 1978.
Inspiré par le dernier roman de Melville, publié de manière posthume plus de trente ans après la mort de l’écrivain, l’opus du compositeur britannique décrit la destinée tragique d’un jeune marin, beau mais bègue sous le coup de l’émotion, injustement accusé de mutinerie par un maître d’armes qu’il tuera par accident, au sein de l’Indomptable, navire de guerre à l’époque napoléonienne. Dans sa mise en scène à l’apparence classique, à en juger par la carène de bateau en bois dessinée par Christopher Oram, Michael Grandage façonne un huis clos saisissant, modulant les espaces avec quelques effets de plafond et les éclairages évocateurs de Paule Constable.
Au-delà de la fidélité au texte, qui met en avant certains monologues révélateurs, à l’instar de celui de Claggart, le spectacle met l’accent sur les caractérisations des protagonistes, en particulier le rayonnant John Chest dans le rôle-titre, lequel mêle avec instinct l’innocence et l’enthousiasme, aux confins de l’impulsivité, le tout porté par un chant qui conjugue vaillance et clarté – indéniablement l’un des meilleurs interprètes de Billy Budd du moment. En Capitaine Vere, William Burden fait valoir une présence tourmentée par son devoir, puis sa lâcheté dans sa méditation posthume. Le solide Christian Van Horn impose la noirceur de Claggart. Parmi la multitude exclusivement masculine du plateau, on retiendra l’intervention de Matthew O’Neill, résumant la corruption de Squeak, ou encore la présence consolatrice du vieux Dansker, dévolu à Philip Skinner. Préparées par Ian Robertson, les masses chorales participent de la peinture marine détaillée par la direction de Lawrence Renes.
Du huis clos de Britten au drame romantique de Gounod
Deux jours plus tard, mardi 24 septembre, c’est au travail d’un metteur en scène monégasque assez familier des Français que l’on assiste avec le Roméo et Juliette de Gounod. Comme à son accoutumée, Jean-Louis Grinda, directeur de l’Opéra de Monte-Carlo et des Chorégies d’Orange, ne bouscule pas inutilement l’oeuvre et s’appuie sur une conception illustrative. Eric Chevalier a choisi de tapisser le plateau de toiles peintes évoquant la carte postale de la pièce de Shakespeare, située à Vérone, avec place et palais à arcades, ou paysage pastoral dans la lueur de l’aurore, rehaussé par les lumières de Roberto Venturi. Les costumes chevaleresques de Carola Volles ne trahissent pas l’époque de l’intrigue, et opposent efficacement, par leurs couleurs – rouge pour les Capulet et bleue pour les Montaigu – les deux familles rivales. L’artifice de la scénographie sert d’abord d’écrin à la dimension intime du drame privilégiée par l’opéra de Gounod – peu sensible aux ressources de la foule.
De fait, si les interventions des choeurs, toujours sous la houlette de Ian Robertson, se limitent à une portion assez congrue, c’est d’abord sur les amants malheureux que les projecteurs musicaux sont braqués. Remplaçant Bryan Hymal, initialement annoncé, Pene Pati, ancien membre du Merola Opera Program et du San Francisco Opera Adler Fellowship Program, creuset de jeunes talents pour la maison, séduit par un timbre solaire et un lyrisme généreux, qui se concentre d’abord sur la conviction musicale, avec une maîtrise certaine de la ligne et du style. Si sa diction n’est pas tout à fait exempte de reproche, elle se révèle nettement mieux articulée que celle de Nadine Sierra, Juliette à la voix charnue et velouté, toute en chatoiement rond et soyeux, aux confins sans doute, ça et là, de la minauderie.
Le reste du plateau ne démérite pas, entre le Tybalt vindicatif de Daniel Montenegro, le Capulet patriarche de Timothy Mix, ou le Mercutio valeureux de Lucas Meachem, en passant par la fraîcheur du Stéphano de Stephanie Lauricella et la bienveillance presque onctueuse du Frère Laurence de James Creswell. Dans la fosse, Yves Abel n’économise pas l’expressivité sentimentale de la partition. Une ouverture de saison qui satisfera les curieux autant que les amateurs d’une certaine tradition, peut-être plus nombreux à en juger par le remplissage plus modeste pour la dernière du Britten le dimanche après-midi.
Par Gilles Charlassier
Billy Budd, Britten, et Roméo et Juliette, Gounod, San Francisco Opera, septembre 2019
©Cory Weaver/San Francisco Opera