14 décembre 2019
Orlando à Vienne, une création féministe par-delà les genres

Les femmes sortent progressivement des marges, sinon de l’invisibilité, où les reléguait la scène musicale. Si le légendaire Philharmonique de Vienne accueille le deuxième sexe dans ses rangs depuis un quart de siècle, aucune compositrice n’avait encore été jouée à la Staatsoper de Vienne. C’est désormais chose faite avec la création du nouvel opéra d’Olga Neuwirth en ce mois de décembre. Célébrée dans les pays germaniques, sans doute de manière plus évidente qu’en France, l’Autrichienne avait déjà couvé un projet pour l’opéra viennois il y a une quinzaine d’années. Mais en raison d’un sujet jugé un peu trop audacieux, il n’y avait pas eu de suite. En 2014, Dominique Meyer, le directeur de la maison, avait repris contact avec la musicienne. Cinq ans plus tard, Orlando, adaptant le roman homonyme de Virginia Woolf est créé sur l’une des plus grandes scènes lyriques du monde, que les stéréotypes associent, à tort, avec une tradition quelque peu conservatrice.

Le héros éponyme de l’ouvrage, qui traverse l’Histoire, depuis l’Angleterre élisabéthaine jusqu’à nos jours, en changeant de sexe, homme renaissant femme au dix-huitième siècle à l’issue d’un sommeil convalescent après les blessures d’une bataille, ne peut qu’exercer une fascination, qui dépasse l’actualité d’un programme social renversant les clivages entre les identités. C’est d’ailleurs la force narrative de la pièce qui frappe dans la première partie. Même si les séquences se juxtaposent parfois sans approfondir toutes leurs ressources dramaturgiques, leur enchaînement musical, secondé par une ritournelle et la rotation d’une toupie qui semble s’accélérer au fil des époques, façonne un kaléidoscope rendu encore plus savoureux et suggestif par l’éclectisme assumé de la partition, flirtant avec les écritures les plus diverses sans chercher à les trahir en les digérant trop intégralement.

L’étroitesse de la collaboration avec la mise en scène de Polly Graham, dans un dispositif dessiné par Roy Spahn, que la vitalité vidéographique de Will Duke habille, réserve des tableaux saisissants, à l’instar du tulle qui se peuple de noms de victimes des camps de concentration sur le Largo du Concerto pour deux violons de Bach BWV 1043, restitué dans le halo parasité d’un gramophone, celui de l’enregistrement d’Arnold et Alma Rosé, de 1928, date de publication du roman de Woolf, que l’on voit s’écrire en contrepoint. C’est sans doute le climax de l’opéra, où le geste esthétique de la citation-collage et de l’archive développe les émouvantes ressources expressives de la machinerie dramatique de cette biographie fictive qui enjambe les générations, un peu à la manière de celle d’Emilia Marty dans l’Affaire Makropoulos de Janáček.

Un kaléidoscope musical

Poursuivant le déroulement de l’Histoire jusqu’à notre contemporanéité, où le héros accomplira son destin d’écrivain, comme dans la source romanesque, le panorama de la seconde partie privilégie la chronique sous l’angle des luttes des minorités, en particulier sexuelles, au travers du personnage du fils d’Orlando, confié à un artiste transgenre, Justin Vivian Bond, dans un registre entre la performance et le cabaret. Si l’éclatement de la facture instrumentale, avec un vaste îlot rock sur le plateau, traduit musicalement la conception « liquide » du genre, la citation de Virginia Woolf, sur l’identité sans cesse mouvante des mots, déclamée par le Narrateur, décrit bien mieux cette fluidité de l’être et du ressenti existentiel que l’explicitation revendicative qui, avec le vestiaire décliné tout au long de la soirée par la maison de couture Comme des garçons, compile dans ces ultimes séquences les modes des dernières décennies, parfois aux confins d’une relative vulgarité. Dans cet étirement du tissu temporel initial du maintenant de l’écrivain britannique à celui de la création de l’opéra – plus exactement à celui de la représentation, ainsi que l’explicite la fin de l’avant-dernier numéro – on devine une conception ouverte de l’oeuvre qui, à la manière de l’actualité récente pas encore digérée dans le récit de l’Histoire, n’a sans doute pas encore pu reformuler la démonstration sur le mode plus narratif de la première partie.

Sous la direction précise et panoramique de Matthias Pintscher, les musiciens de la fosse de l’Orchestre de la Staatsoper participent à cette aventure au-delà des limites traditionnelles du genre lyrique. La spatialisation, entre autres des choeurs, contribue à une immersion défiant les hiérarchies établies, au diapason d’une partition qui les met à l’épreuve avec une évidente jubilation. Dans le foisonnement d’une distribution qui réunit une trentaine de personnages, on retiendra l’incarnation troublante et investie de Kate Lindsey dans le rôle-titre, et dans son ombre, les réflexions et introspections détaillées avec autant d’intelligibilité que de sensibilité par Anna Clemens, toute de sobriété excentrique, dont la déclamation effleure la dynamique musicale sans jamais renier le rythme spécifique de la parole. Eric Jurenas réserve au diaphane Ange Gardien ses accents de contre-ténor nourris de sentiment. Constance Hauman condense la raideur morale de la Reine Elisabeth I, avant d’intervenir en Pureté et ami du fils d’Orlando. Grand habitué de la musique contemporaine, Leigh Melrose sait mettre en avant les caractères de Shelmerdine et Greene, quand Agneta Eichenholz offre à Sasha et Chasteté la rondeur de son soprano, aux côtés de la troisième prosopopée, Modestie, confiée à Margaret Plummer. Défendue avec un engagement indéniable, cette fresque au finale sans doute un peu trop programmatique, se révèle stimulante, conjuguant l’exigence de l’expérimentation avec l’immédiate et composite séduction d’un spectacle solidaire d’une création à la destinée cependant vraisemblablement évolutive comme l’opus lui-même.

Par Gilles Charlassier

Orlando, Neuwirth, Staatsoper, Vienne, décembre 2019

 

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