Le Prix de Décembre est né en réaction au Prix Goncourt jugé trop commercial. En lisant le roman du lauréat 2012, Les Oeuvres de Miséricorde de l’écrivain et réalisateur Mathieu Riboulet, on comprend que la cible est différente. Mieux vaut être un lecteur averti pour plonger dans ce récit d’un genre hybride : entre l’essai, le conte philosophique, la critique picturale, et le roman autobiographique. Le fil conducteur? Les trois guerres consécutives qui ont opposé l’Allemagne et la France (1870, 1914,1939), ou plutôt les Allemands et les Français. Les raisons des « violences que les hommes s’infligent », il décide de les déchiffrer dans la chair. Comme dans la majorité des écrits précédents de Riboulet, le narrateur aime les hommes. C’est du corps d’Andreas, un Allemand qu’il rencontre à Cologne, que va surgir sa réflexion « comment poser la poser la main sur l’autre qu’on désire, pour l’aimer, le baiser, le torturer, le tuer ? ».
« Aurai-je couché, aurai-je collaboré ? »
L’histoire ? Le narrateur-auteur, la quarantaine passée, décide de se rendre en Allemagne pour comprendre ce qu’est « être l’Allemand, être le corps allemand, porter l’histoire allemande ». A Cologne, il tombe sur le bel Andréas qui lui fait penser au bourreau qui fit tomber la tête de Saint-Jean-Baptiste. Le narrateur couche avec lui pour trouver «le secret dans le corps d’Andreas [où] gisent les guerriers de 14 ». C’est l’occasion pour l’écrivain de se demander si son amant « aurait-il eu la même délicatesse pour me trancher la gorge que pour me pénétrer ? ». Des questionnements qui dérangent mais qui ont le mérite de dénoncer l’absurdité de la guerre. Au-delà de cet aveu d’incompréhension, Mathieu Riboulet offre un hymne au désir, un éloge de la passion : « je n’aurais répondu de rien si le désir s’y était mis, si j’avais croisé Andréas sous l’habit vert- de -gris ? Aurais-je couché ? Aurais-je collaboré ? ».
La persécution nazie des homosexuels
Cet écrivain sulfureux a le mérite de regarder l’histoire d’un œil original. On est loin des lieux communs, et ça fait du bien. A l’heure des débats brûlants sur la question du mariage gay, Riboulet lui montre le sexe entre deux hommes comme un acte patriotique: « nul n’aurait vu le fait de coucher avec un allemand comme un acte de résistance, et pourtant… ». Sauf que… du côté allemand, il aurait été tué pour le fait même d’aimer Andréas. «Moi qui couche avec des allemands, je sais qu’avant même d’être haï pour la collaboration, j’aurais été haï pour m’être laissé baiser, ce qu’un homme ne fait pas ». Conseillons donc cette lecture aux militants de Civitas, l’association catholique qui se bat contre le mariage pour tous. L’auteur rappelle au lecteur un aspect oublié de la Shoah, la persécution des homosexuels. L’engagement de l’auteur s’apparente à la mission de l’écrivain chez le poète allemand Hölderlin, que Riboulet cite « Le langage a été donné à l’homme afin qu’il témoigne avoir hérité ce qu’il est. »
Entre Georges Bataille et Marcel Proust
Des phrases d’une page, mimant un discours intérieur s’enchaînant par associations d’idées. Il faut l’avouer, son style est parfois dur à suivre. Tout le monde ne manie par la subordination à rallonge comme Proust. On s’y perd, mais cela reste d’une beauté peu commune. Il y a du Georges Bataille, dans ce rapprochement constant d’Eros et Thanatos. Les paroles sont crues. Ames sensibles ou prudes s’abstenir. Mais l’érotisme de Riboulet n’est jamais gratuit. La violence sexuelle, toujours liée au meurtre, se métamorphose sous sa plume. Jugez vous-même un assassinat selon Riboulet: « emplissant ma bouche du sexe d’Adrien […][les Allemands] nous laissent à la puissance des mouches […]ils ont gagné les œuvres qu’on accomplit sur terre et nous abandonnent au Ciel aussi muet que la mort ».
Un musée ambulant
La déambulation narrative dans les villes d’Allemagnes ou napolitaines permet aux lecteurs de devenir spectateurs. Andréas, et ses autres amants sont aussi des hommes « qui traversent le pinceau de Caravage ». C’est là la grande habileté de cet artiste polyvalent. Le rapprochement qu’il fait entre « champ de mort en lieu de champ d’amour », se fait à l’aide de toiles de maîtres qu’ils nous offre par les mots. Les hommes à qui il fait l’amour « ont des corps de peinture, et les visages qui vont avec, ils ont tout simplement quitté les toiles de Raphaël, Mantenegre, Lotto, Le Titien, Le Tintoret, dans une époque qui leur refuse à peu près tout, ne leur cédant que la vie nue ». Formé à l’image cinématographique, cet écrivain sait aussi très bien évoquer les œuvres picturales que manier les mots, s’adressant aux « gens compliqués qui baisent sophistiqué », selon ses mots. Alors à vous de voir…
Par Elodie Terrassin
Les Œuvres de miséricorde de Mathieu Riboulet aux Editions Verdier, 14 euros