La Monnaie de Bruxelles produit Lulu (prononcez Loulou), cette sulfureuse Lilith, ce démon féminin qui, prit aux pièges de son désir et de celui des hommes, traverse cet opéra d’Alban Berg en chevauchant les notes comme les cadavres de ses amants. Allégorie du désir et de son carcan, Alban Berg (1885-1935) , transforma deux pièces de Frank Wedekind en un Opéra moderne, sensuel et exigeant. Peter de Caluwé, le directeur de la Monnaie, consacrée «maison d’opéra de l’année 2011» par le très sérieux magazine allemand Opernwelt, continue sur sa lancée «moderniste» en confiant cette production au metteur en scène de théâtre et d’opéra Krysztof Warlikowki. Barabara Hanigan, la jeune soprano canadienne qui monte, tient le rôle titre et son personnage à bout de bras, de pointes, de sueur et de voix tout au long des trois longs actes de cet Opéra.
A trop vouloir bien faire
Krysztof Warlikowki a pris le parti d’imaginer une mise en scène qui corresponde dans son mouvement à celui de la musique. C’est ainsi que la scène est emplie d’éléments qui vivent leur vie autour des protagonistes de l’Opéra. Danseuse androgyne en tutu, petits rats de l’école de ballet d’Anvers, installation vidéo ponctuant l’action principale tantôt de vidéos enregistrées (et fort bien faites au demeurant), tantôt de caméras illustrant live une action parallèle à celle chantée, tout est fait pour que les yeux suivent le rythme et la complexité de la musique.
Krysztof Warlikowki est parti de l’idée que la petite Lulu se rêvait en danseuse et en a fait le fil rouge de sa mise en scène. Tout au long de l’opéra des danseuses et danseurs, tantôt en blanc, symbole de la pureté perdue, tantôt en noir, croisement androgyne du lac des cygnes originel et du Black Swan d’Aronofsky filent cette idée jusqu’à plus soif. La scène est constamment en mouvement autour des protagonistes et, malheureusement, si cela passera certainement très bien, à coup de coupes , de gros plans et et de plans serrés dans les captations vidéos pour la télévision, cela, pour le spectateur lambda, ne remplit pas du tout son office. L’attention est attirée constamment par cette accumulation d’«à-côté», physique comme symbolique. Comme s’il fallait montrer ce que le livret raconte, une grande cage de verre, qui fait d’ailleurs penser à un aquarium, occupe une grande partie de la scène et accueille nombre de ces illustrations secondaires qui ne semblent pas vraiment nécessaires. Les références, elles, s’enchaînent sur la pauvre tête de Lulu : tantôt Marilyn, tantôt Louise Brooks de Pabst, tantôt la jeune Birkin dans le Blow up d’Antonioni, ou l’ingénue perverse Lolita de Kubrick comme dans cette scène ou l’amant éperdu, contrit tant du désir que de la conscience du gouffre inéluctable auquel il mène, remonte un bas de soie sur la jambe tant désirée de sa jeune amante, lourd de cet érotisme désespéré que l’on aurait aimé ressentir dans cette production.
Un opéra du désir où le désir est absent
Corps mêlés, jambes dénudées, Soprano en petite culotte, quelques seins à l’air et références au gay Berlin des années 30 par-ci par-là, ces éléments qui semblent désormais indispensables à toute mise en scène qui se veut «moderne», étaient présents pour symboliser ce désir qui amènera chacun des protagonistes à sa perte. Malheureusement, pour faire une soupe, il ne suffit pas d’acheter les ingrédients. Le désir, cette charge émotionnelle censée être le moteur de cet opéra se retrouve, hélas, uniquement exprimée par les paroles du livret. La performance, car c’est le mot qui vient à l’esprit, d’Haginan tient plus du bi-marathon que de Mata-Hari. On regrette d’avoir à penser à l’interprétation de Patricia Petibon dans le même rôle où elle incarnait, avec autant de passion que de justesse, toute la tension, l’ambivalence et la féminité de Lulu. Hélas, sur la scène de la Monnaie, en même temps que tous ces éléments en mouvements, Barbara Hanigan n’arrête pas de bouger, tout le temps. On en vient presque à espérer l’entracte pour reprendre notre souffle… Ce mouvement continuel, cette nécessité de la mettre tout le temps sur pointes ou de ponctuer l’action par le ballet des figurants est lassant. Ce qui est plus ennuyeux est que l’argument même de l’Opéra, ce désir que Lulu est censée provoquer, est lui aussi aux abonnés absents.
Quand la mise en scène ne partage pas
Krysztof Warlikowki connaît son métier. La mise en scène, pour fournie qu’elle soit, est parfaitement calée et interprétée. Chaque élément est à sa place dans un travail qui est précis et que l’on sent avoir été longuement (peu être trop) réfléchi. Si certains moments, notamment avec l’utilisation pour une fois pleinement intégrée de la vidéo, font sens et permettent de se laisser aller avec la partition, l’accumulation de références et d’illustrations simultanées brouille malheureusement le discours, la musique et le plaisir qui est censé aller avec. Ce qui se passe sur scène semble y être relégué. Ce courant, cet échange si particulier entre la scène et le public ici, ne fonctionne pas. On voit la mise en scène, on écoute la musique mais les deux n’arrivent pas à danser ensemble.
C’est bien dommage car un peu plus de retenue aurait certainement rendu justice tant à ces chanteurs méritants qui, dans leur totalité donnent leur meilleur d’eux-mêmes, qu’à l’interprétation de Paul Daniel et de l’Orchestre de la Monnaie qui fait sonner avec beaucoup de subtilité cette partition exigeante. Trouver l’équilibre est un exercice difficile, on ne peut que souhaiter aux prochaines productions de la Monnaie d’y parvenir à nouveau.
Par Matthieu Emmanuel
Lulu, jusqu’au 30 octobre 2012 à La Monnaie (intégralité du spectacle en vidéo sur leur site à partir du 8 novembre)