Si toute production repose en partie sur les épaules des interprètes, il en est où cet axiome se vérifie avec une acuité particulière. Tel est le cas de la relecture dansée de Cosi fan tutte par Anna Teresa De Keersmaker, dont l’exigence particulière n’avait pas été sans rencontrer des résistances lors des représentations à Garnier. Mais le « coup » de Stéphane Lissner à l’Opéra de Paris ne prend pas le même sens sur une scène de sa Belgique flamande natale, où la contribution de sa compagnie Rosas résonne avec une évidence que l’on retrouve dans l’implication du plateau vocal réuni – et que le report imposé par la pandémie n’a pas altéré.
Au-delà du regard des chorégraphes de plus en plus sollicité pour renouveler l’approche du répertoire lyrique, la grande qualité du spectacle réside dans sa résistance à la tentation de trahir l’abstraction combinatoire de l’opéra de Mozart – et du livret de Da Ponte – par des transpositions plus ou moins réalistes. La scénographie et les éclairages décantés de Jan Versweyveld, avec des figures géométriques tracés sur le sol blanc comme un reflet de la mathématique des sentiments développée dans l’ouvrage, renouvelle le goût du Siècle des Lumières – et pas seulement – pour les traités des passions. Doublant ponctuellement les soli des chanteurs, le geste chorégraphique, assumé également parfois par la distribution vocale, s’inscrit dans l’économie, voire l’austérité, du langage d’Anna Teresa De Keersmaker, qui, s’il n’évite pas certains tropismes, vaut plus pour l’intensité quintessenciée de l’expression des solistes et des affects, que pour le strict miroir dansé, évitant le risque d’une redondance visuelle trop marquée.
Un Cosi quintessencié
Ces qualités s’entendent dans l’incarnation des deux sœurs, contrastées, mais surtout complémentaires. Katharina Persicke fait vibrer la sensibilité tourmentée de Fiordiligi, dans une théâtralité contenue, que la Dorabella, homogène mais non monochrome, d’Anna Pennisi explicite davantage, au diapason des attendus du rôle. Côté messieurs, le Gugliemo aguerri et hâbleur comme il faut d’Edwin Crossley-Mercer, qui a le rôle à son répertoire depuis plus d’une décennie, répond au premier Ferrando de Reinoud Van Mechelen, lequel fait affleurer les doutes et la vulnérabilité de l’amant déçu, complétant le chassé-croisé des idiosyncrasies du quatuor amoureux. Hanne Roos ne manque pas de piquant et d’espièglerie en Despina. Damien Pass impose un Don Alfonso robuste, d’une santé et d’une richesse de couleurs en rupture avec certaine tradition de timbres émérites pour le vieux philosophe, et parachève une distribution placée sous le signe de la jeunesse.
Si l’on ne s’attardera pas sur les interventions calibrées du chœur, préparées efficacement par Michiel Haspeslagh, on saluera la direction alerte de Pedro Beriso, assistant et remplaçant pour la première gantoise d’une des discrètes légendes de la baguette, Trevor Pinnock – qui a habité nombre de rayons baroques des discothèques des mélomanes. La dynamique des couleurs et des intonations affirme une souplesse inventive au service des richesses d’une partition dont elle restitue les demi-teintes sous-jacentes sans jamais se départir de l’inimitable fraîcheur chatoyante de Mozart. La quintessence de Cosi !
Par Gilles Charlassier
Cosi fan tutte, Mozart, Opéra des Flandres, Anvers et Gand, février 2022.