Andrei Gratchev , dernier attaché de presse de Mikhaïl Gorbatchev qui, après la défaite de son maître et l’éclatement de l’URSS, a choisi de vivre en France en devenant un fin analyste politique, vient de publier un livre passionnant sur ce qu’il a connu donc intimement; la « cuisine » du Kremlin, mais aussi celle du Ministère des Affaires Etrangères et celle, bien sûr, du Comité Central du parti communiste soviétique qui, dans une interaction assez complexe, définissaient la politique étrangère de l’URSS pendant les années Gorbatchev, qui rappelons le, a notamment mis fin à la guerre froide et à ses menaces.
Comme un polar
« Le diable est dans les détails », affirmait Descartes. Tout l’intérêt de ce livre est qu’il raconte une histoire assez largement connue – celle de la politique étrangère gorbatchévienne dans le contexte de la perestroïka et de sa « nouvelle pensée » – de telle sorte qu’elle se lit comme un polar, justement grâce aux détails. Ainsi, selon Gratchev, déjà à la fin de l’époque brejnévienne, tout un groupe de jeunes experts, regroupés au sein du Département international du Comité Central du PCUS, se trouvait en ferme opposition aux « éléphants » du Ministère des Affaires Etrangères, du ministère de la Défense et du Politburo. Mais sous Brejnev, ils n’avaient aucune influence : la politique étrangère était de facto dictée par les ultraconservateurs : Dimitri Oustinov, ministre de la Défense, en tête du complexe militaro-industriel, Andreï Gromyko, ministre des Affaires Etrangères, et le président du KGB, Iouri Andropov. Ce sont eux notamment, explique Gratchev, qui ont décidé d’apporter « l’aide internationaliste » à la révolte marxisante en Afghanistan, en ouvrant ainsi la boîte de Pandore pour plusieurs décennies à venir.
Parallèlement, le changement mûrissait au sein de quelques grandes écoles et instituts de recherche: les « intellectuels du parti » tels que Tcherniaev, Arbatov, Chakhnazarov, Inozemtsev, Iakovlev eurent l’oreille attentive de Mikhaïl Gorbatchev dès qu’il est devenu membre du Politburo en 1979. Grâce à ce think-tank informel, il se tenait informé de la situation politique dans le monde et forgeait graduellement sa vision, ou plutôt son rêve, d’un ordre international nouveau, fondé sur la coopération et la justice, et non sur des visées impérialistes des deux superpuissances.
Gorbatchev, cavalier seul
Gratchev raconte de l’intérieur comment Gorbatchev, une fois élu secrétaire général du Comité Central du PCUS, a construit une nouvelle équipe capable de produire des changements radicaux, à l’intérieur du pays et dans la politique étrangère soviétique. La nomination clé, pour sa politique étrangère, était celle d’Edouard Chevardnadze, premier secrétaire du Parti communiste de Géorgie. Et peu importait à Gorbatchev que Chevardnadze n’ai eu aucune expérience de politique étrangère : c’était son ami de longue date qui partageait ses idéaux. C’est ce duo qui finalement a bouleversé la donne de la guerre froide, en contournant souvent le Politburo qui restait sur des positions beaucoup plus conservatrices. On voit à travers le livre à quel point Gorbatchev était obligé d’agir plus ou moins en cavalier seul pour obtenir des résultats aussi spectaculaires que contestés au sein de l’élite gouvernante soviétique, tels que les traités sur la réduction d’armes conventionnelles et nucléaires et le « lâchage » de l’Europe de l’Est et des pays « amis » dans le Tiers monde, ce qui provoqua bien entendu l’enterrement paisible du fer de lance du camp communiste, le Pacte de Varsovie.
La fin de la guerre froide
Pour montrer le degré de l’indignation des élites communistes à l’encontre de leur chef, Gratchev cite une anecdote. En novembre 1990, lors de la signature à Paris du traité sur les forces conventionnelles en Europe, Dimitri Iazov, ministre soviétique de la Défense (et futur putschiste) présent à la cérémonie, était furieux au point de perdre toute réserve et de dire aux autres membres de la délégation soviétique : « Ce Traité signifie que nous avons perdu la troisième guerre mondiale sans qu’un seul coup de feu ait été tiré ».
Aujourd’hui, lorsque le monde occidental et le monde arabe sont confrontés à la crise syrienne et qu’ils se heurtent au véto russe au Conseil de sécurité de l’ONU, on se rappelle avec une certaine nostalgie la conduite courageuse de Gorbatchev qui a soutenu l’action militaire contre l’Irak à la suite de l’invasion par celui-là de Koweït, en août 1990. Or, l’Irak avait été un allié stratégique traditionnel et un client de l’URSS au Moyen-Orient. Gratchev souligne que cette décision de Gorbatchev allait également contre les intérêts économiques directs de l’URSS : Moscou possédait des contrats pétroliers et de la vente d’armes de la valeur totale de 1,2 milliards de dollars, somme très importante à l’époque pour l’économie soviétique agonisante. Pour Gratchev, l’adoption par le Conseil de sécurité de l’ONU de la résolution 678 en novembre 1990, autorisant l’emploi de « tous les moyens nécessaires », y compris la force, pour contraindre Saddam Hussein d’évacuer le Koweït, marquait la véritable fin de la guerre froide.
Soulager l’URSS
Désireux de faire reconnaître par les Occidentaux une nouvelle URSS réformée, Gorbatchev a même accepté la réunification de l’Allemagne et l’adhésion de l’Allemagne unifiée à l’OTAN, alors que 400 000 soldats soviétiques étaient encore stationnés en Allemagne de l’Est et que le futur chef de l’Etat russe, Vladimir Poutine, y exécutait encore ses humbles fonctions en espionnant ses propres compatriotes et en collaborant étroitement avec la Stasi, police secrète est-allemande.
Pourquoi Gorbatchev a-t-il pris toutes ces mesures qui transformèrent la deuxième puissance mondiale en une puissance régionale ? En plus d’un certain idéalisme, d’un rêve de la « Maison européenne commune », d’une aspiration à un « nouvel ordre mondial » fondé sur la justice et non sur l’usage de la force, Gratchev nous rappelle que l’objectif premier de Gorbatchev était de « soulager la société soviétique du fardeau dévastateur de la course aux armements… de ce prix à payer que le pays ne pouvait plus se permettre ».
Malgré ce remarquable rapprochement avec l’Occident, jamais vu dans l’histoire de l’URSS, les pays occidentaux ne se sont pas précipités au « chevet du malade » pour porter à Gorbatchev une aide économique nécessaire afin d’éviter un collapse économique. Ainsi, en avril 1991, à quelques mois de sa chute, Gorbatchev a demandé à George Bush senior un prêt d’un milliard et demi de dollars, pour financer l’achat des céréales américaines et tout simplement nourrir la population soviétique, en proie à la grave pénurie alimentaire. A l’époque où Bush lui a refusé ce prêt, Gorbatchev ne savait pas, raconte Gratchev, que l’émissaire d’Eltsine et futur ministre russe des Affaires étrangères, Andrei Kozyrev, avait rendu visite à la Maison-Blanche et demandé de n’accorder aucun subside au gouvernement central de Moscou, arguant du fait que ces crédits ne seraient pas utilisés efficacement.
Mais les agissements de Boris Eltsine, qui était à l’époque président de la Fédération de Russie au sein de l’URSS, n’ont fait que confirmer le sentiment que les dirigeants occidentaux avaient déjà : la désintégration de l’URSS devenant imminente, ils ont préféré la bonne vieille Realpolitik aux « châteaux d’Espagne » de la « nouvelle pensée » gorbatchévienne…
Alors, Gorbatchev, naïf, idéaliste ou visionnaire ? Telle est la question qu’Andreï Gratchev pose à la fin de son livre passionnant à propos de son ancien patron, Mikhaïl Gorbatchev. Et s’il laisse l’histoire le soin de juger ce passé encore trop récent, il y a une conclusion dont il est certain : « Avec le départ forcé de Gorbatchev de la scène politique russe (et internationale), l’Occident a perdu, comme son interlocuteur en Russie, peut-être le dernier représentant du courant des zapadniki (occidentalistes) russes qui, depuis l’époque de Pierre le Grand, rêvaient de la possibilité d’ancrer définitivement le destin de la Russie à l’Europe ».
Par Galia Ackerman
Gorbatchev, le pari perdu d’Andrei Gratchev chez Armand Colin