Sorj Chalandon a toujours eu un talent fou ! Autant le dire avant de saluer son dernier ouvrage qui vient d’avoir, à défaut du prix Goncourt, celui décerné par l’Académie Française. Ceux qui le lisent depuis trente ans le savent bien. Il est devenu écrivain au quotidien, au fil de ses reportages. Un grand romancier de l’Irlande. Sa plume trempée dans le sang, le froid, la trahison et l’amour de Belfast, lui ont valu le Prix Albert Londres en 1988, le Médicis en 2006 et le Grand prix du roman de l’Académie française. Ce n’est que justice. Son Retour à Killybegs chez Grasset est un texte remarquable, écrit « à grands coups de pinte de Guinness, la bière du désespoir » : quel magnifique parcours littéraire pour celui qu’on surnommait « Le Petit Bonzi » ! Il est heureux le Sorj de 2011, tout ému de cette «reconnaissance de la langue », avec laquelle il a fait « un pacte », lui qui était « très bègue étant gosse ». Bègue, oui, et si fin. Avant de le lire on l’écoutait, passionné. Son stylo glisse avec mélancolie, sans concession. Dans ses livres et ses articles de Libération, « les prisonniers de l’IRA sont devenus immortels ». La formule lui appartient. Il faut garder en mémoire pour toujours ses pages terribles sur la souffrance des militants dans les prisons de la Reine : «Je suis particulièrement heureux que ce soit ce texte, qui parle des gueux et des terroristes, qui soit récompensé », a dit Sorj Chalandon en recevant la récompense de l’Académie française. Dans son autre bouquin, « Mon traître » il a voulu déjà extirper la douleur de la trahison de son ami Denis Donaldson, héros de l’IRA, l’armée républicaine irlandaise. Le romancier a baptisé « son traître de papier » Tyrone Meehan. Et c’est encore lui, Tyrone, le héros de « Retour à Killybegs », mais Meehan devient le récitant de sa propre vie. « Je me suis mis dans la peau du traître pour partager son
désarroi, explique Sorj Chalandon. Je n’étais pas satisfait de lacomplainte du trahi. Je n’avais pas condamné mon traître et son double de fiction n’avait pas jugé le sien. J’avais essayé de les écouter, de les regarder, de les comprendre. Mais cela n’a pas suffit à leur repos. Et je n’étais pas apaisé. Quelque chose manquait à la cérémonie des adieux. Aujourd’hui, j’ai fait mon deuil de la rancoeur ».Le récit ? Il commence par l’enfance de Tyrone, entre brutalité et misère, l’engagement dans l’IRA, et le drame inévitable : lorsque le soldat de l’IRA tue par erreur l’un de ses frères d’armes. Et se tait.
Les services spéciaux britanniques le piègent. Tyrone tourne à l’agent double, un traître. Extrait :« Certains oseront vous expliquer pourquoi et comment j’en suis venu à trahir. Des livres seront peut-être écrits sur moi, et j’enrage. N’écoutez rien de ce qu’ils prétendront. Ne vous fiez pas à mes ennemis, encore moins à mes amis.Détournez-vous de ceux qui diront m’avoir connu. Personne n’a jamais été dans mon ventre, personne. Si je parle aujourd’hui, c’est parce queje suis le seul à pouvoir dire la vérité. Parce qu’après moi, j’espère le silence. » On en redemande. Voilà : « Quand mon père avait bu, iloccupait l’Irlande comme le faisait notre ennemi. Il était partout hostile. Sous notre toit, sur son seuil, dans les chemins de Killybegs, dans la lande, en lisière de forêt, le jour, la nuit». Pour lire ce Retour à Killybegs, allez au pub d’à côté, et commandez une pinte, à la
santé du Petit Bonzi. Il n’y aura pas de regrets.
par Ulysse Gosset
Retour à Killysbeg de Sorj Chalendon chez Grasset-20 euros