11 mars 2014

Chacun, une bière à la main, nous fêtions cette soirée de première comme cela est l’usage en ces contrées où le houblon est le roi, quand mon confrère m’annonça :
« Tu es au courant pour Frau Schlosslein ? Elle a été virée ! »
Tout le monde dans la profession connaissait – et redoutait –  Frau Schlosslein, figure incontournable de l’une des plus grandes « maisons » du pays – c’est ainsi qu’on appelle entre nous les opéras. Chaque journaliste devait d’abord l’amadouer pour être accepté dans ses listes de presse et avoir le droit d’être accrédité. Bien sûr, appartenir à un grand média national facilitait les choses, mais la persévérance arrivait généralement à ses fins, un peu à la manière des maîtres zen, quand bien même, avec sa chevelure couleur feu,  elle n’en avait guère l’allure. Il ne faut pas se fier aux apparences.
J’étais incrédule. Tout comme les tilleuls de l’allée, Frau Schlossen faisait tellement partie du paysage. Quand était-elle arrivée? En même temps que les murs s’amusaient certains, imaginant qu’ elle hanterait à jamais les couloirs de ce lieu dont elle vous donnait le sésame ou non-selon. Cela pouvait être la lune ou plein d’autres choses encore que nous tentions d’imaginer. Passionnée de théâtre et de musique, elle donnait ici et là son avis sur les évènements de la saison et s’attardait le soir à lire les parutions du jour quand elle n’écoutait pas avec avidité les commentaires d’après répétition du jeune chef d’orchestre dont elle avait accompagné les premiers pas dans cette fosse. Dans l’ombre des destins des grands de ce théâtre, elle partageait leurs confidences les moins secrètes dont profitaient ses plus fidèles journalistes – et c’est pourquoi sans doute chacun oeuvrait à entrer dans son cercle. Les directeurs se succédaient, elle restait, perpétuant la mémoire parfois agitée de ces lieux.

Mais les traditions ne résistent jamais éternellement, et encore moins à la raison budgétaire. La cour qu’elle s’était constituée au fil des ans avait vu sa légitimité s’éroder au fil des ans en même temps que les prérogatives de sa souveraine. Les cartons de cocktail de première avaient commencé à se raréfier quand on s’est avisé que les invités n’avaient pas toujours l’élégance d’éviter d’égratigner  les productions qui ne répondaient pas à leurs goûts. Puis son royaume dut remettre son indépendance entre les mains de responsables financiers qui ne voyaient dans ces servitudes qu’un mal nécessaire dont il fallait limiter le manque à gagner. Le début de la fin arriva quand on commença à épier paroles et gestes de la dame qui avait peu à peu acquis un âge respectable – ce que les ressources humaines traduisent par inadapté aux évolutions du métier pour s’épargner des salaires devenus incommodant avec l’ancienneté.
En ces mois de tempêtes meurtriers,  elle qui était habituée aux mesquineries rivales et autres croques-en-jambes, avait pris ses dispositions pour prendre sa retraite juste avant l’arrivée du nouveau directeur. Trente ans de service, comme cela était passé vite avec Mozart, Noureev et tant d’autres. Mais un matin, le micro sournois qu’on avait placé dans son dos avait parlé. « Faute grave, vous êtes renvoyée »: il s’agissait en fait d’une banale indiscrétion dont on se servit habilement comme prétexte pour qu’escortée par un vigile – un concierge coûtait désormais trop cher – elle doive alors récupérer ce qu’elle pouvait de ses affaires, sans avoir le temps d’adresser un mot à ses assistantes et collègues, qui avaient d’ailleurs préféré se réfugier dans d’autres occupations… L’admiration parfois jalouse dont elle jouissait s’était évanouie face au colosse ébène qui s’impatientait dans le cadre de la porte – étranger à la maison, forcément pour cette tâche ingrate. On économisa alors une prime d’ancienneté jugée trop conséquente et les services financiers s’en félicitèrent. Une nouvelle ère pouvait commencer.

Par Gilles Moîné

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