9 août 2018
La Meije, sur les cimes de la musique : de Messiaen à Mantovani

Le festival Messiaen à La Meije fête cette année ses vingt ans. A l’initiative de cette aventure dans les montagnes où le maître avait ses quartiers d’été, il y a un passionné du musicien, et de la création contemporaine, Gaétan Puaud, qui a réussi à en faire, au fil des ans, un creuset incontournable autour d’une figure majeure du siècle écoulé, jusque dans la commande d’oeuvres nouvelles – cette année, Tristan Murail, Thomas Lacôte, Pascale Criton et Bruno Mantovani, compositeur en résidence pour ce cru 2018, ont été sollicités. Au gré des éditions, les thématiques se succèdent, pour éclairer, de manière toujours différente, un corpus magistral. Pour la dernière qu’il dirige, Gaétan Puaud a choisi de plonger dans les rapports que Messiaen entretenait avec la musique russe, tirant au passage parti de la récente publication d’une monographie sur Denisov par sa veuve, Ekaterina Kouprovskaïa – elle fut sa seconde épouse.

De Mantovani à Scriabine

Cet élève de Chostakovitch est d’ailleurs inscrit au programme de Varduhi Yeritsyan du vendredi 3 août. Partition de la dernière période du créateur, Reflets plonge un tissu de chorals dans un halo sonore suspendu modulé par un rubato constant et équilibré. Ample, le jeu de la soliste arménienne n’a pas besoin de verser dans la caricature pour retenir l’oreille et l’imagination. Cette maîtrise se reconnaît dans les trois pièces de Mantovani qui ouvrent le concert – et que le compositeur introduit avec son bébé dans les bras, pendant que madame est au clavier. Musique pour un film de Pierre Coulibeuf sur un musée consacré à Iberê Camargo et conçu par Alvaro Siza, Dédale, du nom du métrage lui-même, invite à une errance spatiale et sonore au sein d’une architecture mobile, faite d’escaliers étranges et de pénombres. Loin de chercher l’illustration, la pièce suggère la perception kinesthésique des lieux par un travail de la matière sonore aussi efficace que sa restitution par l’interprète. Les deux études, N°5 pour les mains alternées, et N°4 pour les octaves, confirment ce savoir-faire avec des virtuoses d’effets d’asymétrie.
Scriabine conclut l’après-midi avec deux sonates. La Deuxième se souvient de Chopin, dans un Andante éminemment lyrique, livré avec une intensité qui ne se relâche pas dans le Presto final, tout en laissant affleurer, en transparence, les traces de la Deuxième et Troisième Sonate du romantique polonais, avec une lisibilité d’un beau naturel. La Cinquième se distingue par une quête de la couleur des notes et de l’extase que ne renierait pas Messiaen, dans une perpétuelle transformation du matériau mélodique et rythmique, rendue avec une évidente intelligence. Cette connaissance intime de Scriabine, dont témoigne une intégrale des sonates parue chez Paraty en 2015 – et que l’on ne saurait que recommander –, se dévoile encore dans les deux bis : rien moins que la foisonnante Quatrième Sonate et un délicat Feuillet d’album opus 45.

Rendez-vous avec le Diable

En soirée, c’est avec les Wanderer que l’on a rendez-vous. Le Trio Vitebsk, Etude sur un thème juif, de Copland s’appuie sur un motif douloureux, initié au violoncelle, après une scansion préliminaire au piano. Les trois musiciens français rendent justice à la remarquable puissance expressive de l’oeuvre, dans l’intermède central où le Diable danse comme dans le dénuement de la coda, à la manière d’une fragile et ultime réminiscence. D’une seule voix pour violon et violoncelle de Mantovani s’ingénie à confondre les timbres des deux pupitres, sans renoncer à la variété du discours, tandis que les Huit moments musicaux proposent une succession de vignettes musicales à la manière de Schubert, commandées pour la Folle journée de Nantes en 2008. La diversité des saynètes et des modes de jeu garantit un plaisir renouvelé de l’auditeur, entre plages étales et scherzos savoureux, sous les doigts gourmands des Wanderer, dédicataires du recueil. Après un court entracte, le Trio n°2 en mi mineur opus 67 de Chostakovitch mobilise les émotions, depuis les tensions de l’Andante augural jusqu’à la véhémence de l’Allegretto, en passant par un ironique Allegro non troppo, à l’allant faussement joyeux. Après la bouleversante densité d’un chef-d’oeuvre marqué par la mort d’un ami proche et la découverte des camps de concentration, et mise en valeur avec une concentration sans exhibitionnisme déplacé, un tendre Matin de printemps de Lili Boulanger sert de viatique pour la nuit étoilée des montagnes.
Le lendemain, l’Ensemble Les Equilibres sert, avec la complicité de Stéphane Varupenne, sociétaire de la Comédie Française, L’Histoire du soldat de Stravinski, et la rencontre du bidasse avec le Diable. Les huit instrumentistes rehaussent les saveurs et la vitalité du commentaire musical, et de ses éclairages solistes, sur lequel se déploie une approche sensible aux inflexions du texte de Ramuz, donnant à chacun des personnages une voix originale, de la naïveté du jeune homme aux insinuations tentatrices de Satan, dans une variété captivante qui compense l’absence de développement scénique d’une incarnation essentiellement lecture. En préambule, Sébastien Beaufreton dévoile les harmonies méditatives de La Stravinskienne de Gilbert Amy, avant que Pierre Genisson ne s’empare, avec un instinct sûr, des contrastes des Trois pièces pour clarinette seule de Stravinski.

Un parcours initiatique

Le soir, c’est un imposant cycle qui attend les festivaliers : les Vingt Regards sur l’Enfant Jésus. Connaisseur de longue date de Messiaen, Jean-Luc Ayroles ne recherche pas le seul magma sonore de l’ouvrage. Son interprétation concentrée s’attache à faire entendre la lisibilité formelle de l’ensemble, l’articulation des thèmes et la limpidité irradiante de l’inspiration. L’on est ainsi invités à un vaste parcours initiatique, selon un gradation admirablement calibrée, depuis la sérénité du Regard du Père jusqu’au souffle symphonique du Regard de l’Eglise d’amour, et l’extase de ses cosmiques éclats aigus. Au nombre des tableaux que l’on retiendra, citons la vigueur du sixième regard, Par lui tout a été fait, le dansant dixième, L’Esprit de joie, les résonances de cathédrale du douzième, La parole toute puissante, ou encore la douceur de berceuse des quinzième, Le baiser de l’Enfant Jésus, et dix-neuvième, Je dors, mais mon cœur veille. Sur les hauteurs alpines de La Grave, cette expérience prend un relief singulier, à la mesure d’un festival qui l’est tout autant, et que reprendra, l’été prochain, Bruno Messina, directeur de la Maison Messiaen et également aux commandes du Festival Berlioz.

Par Gilles Charlassier

Festival Messiaen à La Meije, jusqu’au 5 août 2018– concerts du 3 et 4 août 2018

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