Aix a les cigales, et Peralada… les cigognes. Nous ne sommes pourtant pas en Alsace, mais au nord de la Catalogne, près de Figueres, à deux pas de la frontière française, où depuis près de trente ans se tient un des plus élégants festivals lyriques d’Europe, niché au cœur d’un château abritant un restaurant gastronomique et un casino – on n’a pas attendu la crise pour comprendre combien la lucrative passion du jeu peut soutenir les finances, forcément fragiles, de la musique, comme en témoignent en France les opéras de Vichy ou de Monte-Carlo, édifiés à la fin du dix-neuvième siècle.
Si certaines soirées se déroulent dans le couvent des Carmes, c’est néanmoins l’auditorium de plein air, entouré de frondaisons centenaires, qui constitue la scène la plus prestigieuse – les tarifs parlent d’eux-mêmes – et c’est par un concert de gala que s’ouvre cette vingt-huitième édition. Initialement prévue aux côtés de Piotr Beczala, Sonya Yoncheva a dû céder sa place à Erika Grimaldi pour cause de grossesse. Le ténor polonais met en appétit avec Donizetti et Lucia di Lamermoor, l’air passionné d’Edgardo « Tombe degl’avi miei » (« Tombe de mes aïeux »), vibrant d’une belle noblesse de sentiment. Bel canto encore avec Rossini et le « Selva opaca » (« Sombre forêt ») de Guillaume Tell, dont la soprano italienne surmonte les difficultés à défaut d’un style irréprochable et du timbre flatteur de la collègue bulgare qu’elle remplace. Verdi et le Bal masqué révèlent le Riccardo nuancé de Beczala, où le héros rassemble ses forces pour exiler la femme de son secrétaire, Renato, afin de ne pas succomber à la tentation – « Ma se m’è forza perderti » – avant de larges extraits de la rencontre entre Mimi et Rodolfo à la fin du premier acte de La Bohème de Puccini, sympathique et juvénile malgré la voix disgracieuse de Grimaldi.
Piotr Bezcala à l’école du chant français
Mis à part Anna Bolena de Donizetti et un très bel air du méconnu Corsaire de Verdi auquel l’italienne rend justice, c’est sous la signe du répertoire français que se déroule la seconde partie, où Piotr Beczala se distingue par une maîtrise et une diction admirables, dignes d’une certaine école du chant français. Cela s’entend dans le lumineux air de Roméo, « Ah lève-toi soleil » de Gounod, comme dans l’imploration de Werther, « Pourquoi me réveiller », magnifié avec une clarté d’intonation, là où d’autres privilégient des couleurs plus sombres pour souligner les tourments du personnage de Goethe et Massenet. En écoutant le ténor slave élever « O Paradis », tiré de L’Africaine de Meyerbeer, on imagine une sortie des cartons d’œuvres aujourd’hui négligées. Quant aux duos de Gounod, « Va, je t’ai pardonné » (Roméo et Juliette) et « Oui je t’implore en vain » (Faust) avec lequel le récital se conclut, on ne peut s’empêcher de mesurer la prononciation aléatoire d’Erika Grimaldi à l’aune du naturel de son partenaire, même parfois dans sa langue maternelle quand elle surprend en répondant en italien à l’allemand – comme attendu – de Beczala dans La Veuve Joyeuse.
Soutenus tout au long de la soirée par l’orchestre de Cadaquès, aux rangs duquel se comptent nombre de jeunes instrumentistes, que dirige avec enthousiasme Marc Piollet, les deux solistes finissent avec le « Libiamo » de La Traviata comme toast à ce concert d’ouverture d’une édition qui invitera le 3 août prochain une autre grand star du chant, Jonas Kaufmann, après Marcelo Giordani et Eva-Maria Westbroek la semaine précédente dans Andrea Chénier et avant une nouvelle création de Philippe Fénelon, Flaubert et Voltaire. Preuve qu’au pays de Dali, la musique ne manque pas…
Par Gilles Charlassier
Festival de Peralada, du 11 juillet au 16 août 2014