19 juin 2014
Edwy Plenel/ L’oeil qui regarde bien

edwy-plenel1

Le mot est d’Edmond Rostand, « avoir l’oeil qui regarde bien ». Il y a en effet du Cyrano dans cet homme qui a choisi la voie la plus difficile,  celle de dénoncer. Sans cesse, sans répit, s’attaquant, depuis son entrée au quotidien Le Monde en 1980, aux abus de pouvoir, scandales et autres injustices après que, jeune trotskyste, il débuta sa carrière comme « journaliste d’occasion, de hasard » au magazine Rouge- « le seul journal qui annonce la couleur »-au grand dam de son père qui l’aurait aimé ingénieur agronome ou « entrant à l’ENA » . Dans son dernier livre au titre éloquent Dire non, il rend d’ailleurs hommage à cet homme,  Alain Plenel, qui préféra être un « honnête homme » au sens le plus noble du terme plutôt que de privilégier son plan de carrière; inspecteur d’académie et vice-recteur de la Martinique, il fut rétrogradé pour un discours où il demandait pour cette colonie française,  non pas « des canons dirigés contre son cœur, mais la liberté et des preuves d’amour ». Voilà qui donna le cap dès l’enfance à ce « Breton d’outre-mer » élevé entre les Caraïbes et l’Algérie et lui donna le goût de la littérature créole avec Aimé Césaire ou Edouard Glissant qu’il cite aux côtés d’Höderlin ou Edgar Morin dans cet ouvrage paru aux bien nommées  Editions Don Quichotte, appelant au « sursaut ».

Le rencontrer, c’est découvrir son nouveau « chez lui », Médiapart, une petite ruche de 33 journalistes située dans un passage du 12ème arrondissement, donnant sur « le square Léo Ferré » s’amuse-t’il. Il est d’ailleurs très souriant, assis dans cette salle de rédaction déserte, les yeux baissés lorsqu’il parle, un peu comme les femmes orientales, prenant avec son interlocuteur tout son temps, lui qui dit tant en manquer.

Votre livre est dédié à Stéphane Hessel. Qui sont aujourd’hui pour vous les résistants ?

Je pense qu’il y a plein de résistants dans la société, de tous âges comme Stéphane Hessel, un « jeune homme » pourtant d’un âge canonique. Des gens qui « inventent en résistance ». J’aime beaucoup cette formule des anciens du CNR (Conseil national de la Résistance) qui avaient édité leur programme secrètement sous la forme d’un roman intitulé Les jours heureux. C’était très poétique avec cette idée que « créer, c’est résister et résister, c’est créer » et que la politique c’est aussi un horizon, un imaginaire, une invention; ce n’est pas simplement camper sur ses positions, sur ses acquis. Je pense qu’il y a plein de personnes aujourd’hui qui sont dans le « non », pas un « non » têtu mais plutôt pour inventer un « oui ». Maintenant, face à Stéphane Hessel, il y un homme aujourd’hui qui incarne la résistance du même ordre et que Stéphane Hessel citait d’ailleurs comme sa référence intellectuelle, c’est Edgar Morin. Il a d’ailleurs écrit un très beau texte pour Médiapart « Les somnambules se rendorment » pour évoquer la classe politique actuelle. Il y a heureusement cette dialectique de l’alarme et du sursaut comme l’écrivit Höderlin: « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ».

Cela n’est-il pas vain de résister, voire de se sacrifier comme Antigone. La vraie difficulté n’est-elle pas ailleurs, notamment celle de « tenir »?

Dans la trilogie de Sophocle, il y a aussi Oedipe roi qui, après s’être crevé les yeux devant l’horreur du parricide et de l’inceste, devient alors un voyant. Il accepte alors de voir la vérité. Un des problèmes profonds selon moi de la France, c’est que le pays a culturellement du mal à penser et panser ses propres désastres, ses propres blessures. Je dis souvent que la démocratie américaine où il peut y avoir de grands drames et de grands crimes parvient avec sa culture à rebondir; voyez au cinéma, cette capacité qu’ils ont à traiter les drames, les mettrent en scène y compris au sein du système.

Vous souvenez-vous  à travers votre père du coût qu’est celui de « dire non »? 

Le prix en a été fort, c’est vrai. Je me souviens très bien de l’exil en Algérie, sa souffrance intérieure. Les bretons sont taiseux donc cela a été peu commenté entre nous. S’il y a une clé de mon chemin, c’est certain qu’il y a cette idée de devoir relever ce « non ».

« Dire non »,  n’est-ce pas cependant nier le principe de réalité qui est que le pays est confronté aujourd’hui à une terrible crise?

Je ne suis pas d’accord; je pense que ce sont des irréalistes qui aujourd’hui nous gouvernent. La crise financière l’a d’ailleurs montré: tout ce que l’on nous a raconté pendant des siècles s’est effondré en 2007-2008. Et c’est avec notre argent public qu’on est venu sauver les banques. Je l’ai écrit à propos des intermittents; loin d’être des travailleurs se reposant sur leurs acquis, le problème qu’ils posent est celui de la précarisation du travail face au conservatisme du MEDEF. Ils posent la question du surgissement d’un travail de plus en plus discontinu avec la révolution numérique. On a de plus en plus de travaux à la tâche. Face à cela, vous avez deux réponses: celle d’un patronat vorace qui dit « c’est formidable, et j’utilise cela pour augmenter mes marges » avec, à la clé une société de plus en plus inégalitaire-depuis 1970, on est passé d’une hiérarchie des revenus de 1 à 40  à  aujourd’hui, 1 à 400. Et puis il y a ceux qui choisissent d’affronter cette réalité en acceptant cette mobilité mais de créer en parallèle de nouvelles solidarités. Les intermittents posent au fond la question de l’invention d’un Etat social qui correspond à l’évolution du marché du travail.

N’êtes-vous pas découragé alors que votre site met le scandale Bygmalion à la Une avec les preuves noir sur blanc de voir comme cela semble ne pas avoir de conséquences directes pour le futur de Nicolas Sarkozy?

Je pense que le journalisme sert à faire des événements citoyens; quand nous avons sorti l’affaire Cahuzac, cela a créé un sursaut par rapport à la fraude fiscale. Beaucoup de citoyens ont ainsi rapatrié leurs avoirs de l’étranger. Le financement public des campagnes électorales en France existe grâce à l’action de journalistes dont j’ai fait partie qui ont révélé des affaires à la fin des années 1980 concernant le PS; à cette époque, on a réalisé que la démocratie avait un coût et qu’il fallait organiser des remboursements. Il s’agit en plus dans cette affaire d’argent public puisque le financement de l’UMP est à moitié public. Le journaliste est un apporteur de mauvaises nouvelles en espérant que la démocratie suive.

Ecrire un livre, c’est le plaisir de retrouver le papier?

Je suis un homme de l’écrit, je ne fais pas de différence lorsque j’écris pour Médiapart. C’est le contenu qui importe. J’ai même découvert avec ce site combien le journalisme numérique est riche, plus documenté, sans contrainte de longueur, avec des liens possibles renvoyant à d’autres articles. Le débat avec les lecteurs est également pour moi un journalisme plus accompli que celui que j’ai connu dans l’objet clos qu’est celui d’un journal. Je fais des livres qui me sont nécessaires à moi. Le droit de savoir et celui là sont deux petits manifestes: l’un sur le journaliste qui défend une démocratie politiquement libérale et celui  qui « porte la plume dans la plaie » comme le disait Albert Londres. Ce qui me tient à coeur dans Dire non, c’est de revenir sur le rapport au monde qu’entretient la France; à l’heure du numérique, le multiculturalisme est une richesse, et la France a une immense chance de par son histoire, comme une « Amérique de l’Europe ». Au lieu de cela, les politiques tendent vers le communautarisme ou la défense de la laïcité sans comprendre la vitalité de ce pays tel qu’il est. La réussite de Médiapart en est la meilleure preuve.

Vous avez créé Médiapart pour être un média libre, donc sur abonnement. Aviez-vous à l’origine pensé à ce qu’il soit également un média participatif?

C’est en effet une crise et perte d’indépendance qui a donné vie au site entre anciens du Monde et de Libération. Mais il y avait aussi cette envie dès le départ de ne pas aller vers le numérique « par défaut » mais en faire un laboratoire. Montrer que l’information a une valeur et que le journaliste n’est pas au-dessus de ses lecteurs. Sur internet, seule « l’infotainment  » peut être gratuite, ce qui tire forcément vers le flux, la superficialité, le people et vers une illusion de gratuité.

Combien de blogs avez-vous aujourd’hui sur Médiapart?

Chacun de nos abonnés-94 000 à ce jour- peut avoir un blog; il y en a entre 2000 et 3000 selon les périodes, plus tous ceux qui commentent les articles avec la politique qui est la nôtre de « free speech ». Nous ne modérons qu’a posteriori.

Comment voyez-vous le métier de journaliste?

Je dis toujours aux jeunes journalistes qu’ils doivent être dans l’autodidaxie; c’est un métier où l’on doit demeurer en permanence autodidacte; si on pense à un moment que l’on sait définitivement, on se trompe. C’est pour moi le sel de ce métier tout comme la possibilité de se déplacer d’un milieu à un autre. C’est très rare dans la vie d’avoir un métier qui ne vous assigne pas à un milieu social unique. Le journalisme, c’est un jour aller faire un reportage chez les Roms et le lendemain  se retrouver à une réception à L’Elysée. Edouard Glissant a eu cette phrase que j’aime beaucoup: « je change en échangeant sans me perdre ni me dénaturer ». Je pense également qu’il faut créer les conditions pour que le journaliste se dise que cela dépend de lui de créer de la valeur- ne pas dépendre des aides de l’Etat ou de mécènes mais se sauver d’abord soi-même.

 

L’indépendance encore et toujours. Edwy Plenel a réussi aujourd’hui à l’assurer à son site, qui est désormais bénéficiaire grâce à ses abonnés. Un site qu’il « ouvre » régulièrement-« le magasin n’est pas fermé » et qu’il imagine développer dans le futur dans d’autres domaines afin de continuer à ne jamais être de ces  » journalistes qui font son intéressant ou son courtisan ». On ne saurait mieux dire…

par Laetitia Monsacré

 

 

 

Articles similaires