Tandis que le Teatro Real succombe aux mystères du Graal, le Teatro de la zarzuela se place sous le signe des arts du cirque en associant au fameux Pagliacci de Leoncavallo, une opérette de Sorozábal et Serrano, Black, el Payaso – autrement dit Les Clowns, et Black, le clown. Créé à Barcelone en 1942, au cœur de la seconde guerre mondiale, l’opus espagnol mêle la tradition de la zarzuela à quelques rythmes venus d’outre-Atlantique comme le fox-trot et des accents de Bohème avec Las Melodias de la Estepa. Jouées à son violon, elles vaudront à Black d’être pris par la princesse Sofía pour son promis le prince Daniel d’Orsonia, qui se cache sous l’identité de Carlos Dupont, et d’occuper le trône à sa place avant que le saltimbanque ne révèle son imposture pour revenir sur les routes comme tous les artistes errants. De cette valse des pouvoirs dont on devine qu’elle a dû se soumettre à la censure pour n’être pas trop corrosive, Ignacio García concocte un sympathique spectacle riche en apartés dans lequel le directeur de scène Emilio Gavira tient un numéro plein de caractère et tire parti de sa physionomie.
Clowns tristes et tragiques
Ce jeu entre théâtre et réalité se retrouve dans le drame de la jalousie conjugale chez Leoncavallo, qui signe là un chef-d’œuvre resté à juste titre au répertoire. Dans une roulotte aux allures de motel avant de se faire scène pour les amours de Colombine et Arlequin, Canio – saisissant Jorge de León – enjambe la mascarade pour demander des comptes à son épouse, renseigné grâce au difforme Tonio repoussé par la séduisante Nedda. L’amant et l’épouse trépasseront sous le couteau du mari trompé : « la comeddia è finita ». María José Moreno se révèle touchante en Sofía comme en Nedda, tandis que Juan Jesús Rodríguez passe remarquablement de la mélancolie de Black à la vengeance de Tonio. Signalons également le Silvio de David Menéndez et le Peppe de Miguel Borallo, ainsi que la battue animée de Donato Renzetti, pour le plus grand plaisir du public madrilène.
Les noces du théâtre et de la danse
Le lendemain, on reste sur les planches et en partie dans le folklore hispanique avec, à l’Opéra Comique, un doublé imaginé par Marc Minkowski à Grenoble qui juxtapose L’Histoire de Soldat de Stravinsky et L’Amour sorcier de Falla. A la fable de Ramuz où le Diable garde le dernier mot répondent les effluves gitanes du ballet avec chant écrit par le compositeur espagnol à Madrid au cœur de la première guerre mondiale – la pièce de Stravinski fut quant à elle créé en 1918. Mêlant d’une manière resserrée théâtre, musique et danse, le spectacle de Jacques Osinski s’inscrit dans un décor unique, sorte d’intérieur aux pâles couleurs qui semble regarder vers quelque ailleurs. Jean-Claude Gallotta y a inséré une chorégraphie qui privilégie la dynamique tandis que Les Musiciens du Louvre Grenoble expriment les saveurs de partitions originales, aux teintes dominées par le basson dans le Stravinski tandis que le hautbois de Falla exhale toute la sentimentalité tourmentée de l’Espagne et de Candelas, confiée à une Olivia Ruiz aux accents rauques d’une prenante animalité, celle de la possession amoureuse. Il est bon de sortir de sortir des sentiers rebattus et la salle Favart s’y emploie ici avec habileté.
Par Gilles Charlassier
Black el payaso/Pagliacci, Teatro de la zarzuela, Madrid, du 4 au 27 avril 2014
L’Histoire du soldat/El amor Brujo, Opéra Comique, Paris, du 5 au 7 avril 2004