Depuis la fin du dix-neuvième siècle, après le célèbre Grand Incendie de 1871, Chicago est un des plus grands creusets architecturaux du monde, avec un goût prononcé pour les gratte-ciels, décliné selon un éclectisme de styles au gré des époques. On trouve ainsi dans le Loop nombre d’imposants bâtiments plus ou moins apparentés à l’Art Déco, à l’exemple du Civic Opera construit en 1929, et qui acccueille la première compagnie lyrique permanente de la métropole depuis 1954, le Lyric Opera. Si des travaux sont prévus cet été pour améliorer le confort de l’auditorium, avec de nouveaux sièges dont des prototypes sont exposés dans le hall, le lieu n’en dégage pas moins une physionomie singulière, sinon américaine. La programmation équilibre grand répertoire et ouvrages moins souvent joués, ainsi que cette fin d’hiver en témoigne, avec, en alternance, une reprise de la Madame Butterly coproduite avec Genève et Houston, et présentée à Chicago il y a six ans, et l’import d’une Dame de Pique réglée par Richard Jones, nouvelle au Lyric Opera.
Remontée par Louisa Muller, la Madame Butterfly imaginée par Michael Grandage privilégie une beauté plastique et poétique, fidèle à la veine délicate du drame de Puccini. Habillée par les lumières tamisées de Neil Austin, les décors et les costumes de Christopher Oram restituent une décantation très nippone, sans cependant se réduire au pittoresque, et favorable à une concentration sur les émotions intimes. Dans le rôle-titre, Ana María Martínez fait valoir un engagement saisissant, qui fait couver le désespoir sous une pudeur instinctive, sans préméditation. Equilibrée d’un point de vue musicale, l’interprétation se distingue par une sincérité attentive autant aux notes qu’aux affects, à laquelle répond le Pinkerton vibrant et calibré de Brian Jagde. Deborah Nansteel résume la fidélité inquiète de Suzuki. Le reste de la distribution, et c’est l’un des intérêts de cette série de représentations, met en avant le travail de l’académie du Lyric, le Patrick G. and Shirley W. Ryan Opera Center. Si Rodell Rosel, Goro incisif, et Anthony Clark Evans, Sharpless à la pâte homogène, impuissant face à la tragédie, sont deux anciens étudiants du programme, les autres personnages secondaires reviennent à des membres actuels. Anthony Reed campe l’autorité du commissaire impérial, aux côtés de Christopher Kenney, l’officier du registre, quand les menaces du Bonze sont assumées par David Weigel, et les propositions matrimoniales de Yamadori par Ricardo José Rivera. Kayleigh Decker apparaît discrètement en Kate Pinkerton. Dans la fosse, Henrik Nánási fait respirer les couleurs de la partition, avec une plénitude et une précision qui rassemblent les suffrages du public, mais manquent sans doute un peu la fragilité, sinon l’évanescence de l’histoire qui affleure dans la scénographie.
Les obsessions d’Hermann dans La dame de pique
Avec La dame de pique de Tchaïkovski, les mélomanes de Chicago peuvent redécouvrir une œuvre puissante, mais rarement à l’affiche du Lyric – elle n’y fut donné pour la première fois qu’en 2000. Reprise par Benjamin Davis, la production de Richard Jones, que la maison a choisi de faire venir cette saison sur sa scène, développe habilement la fatale évolution psychologique de Hermann, sans sacrifier la fluidité de la narration. Scansion astucieuse entre chacun des tableaux, les projections vidéographiques aux allures de pastel sur un rideau en forme de toile esquissent une sorte de chambre noire de ses obsessions et de ses fantasmes, à l’exemple de l’altération morphologique des traits de Lisa en ceux de la vieille comtesse : sous l’emprise du jeu, l’amour se défigure en avidité et la jeune fille n’est qu’un relai vers la détentrice du supposé secret des trois cartes et de la fortune. Complétant la scénographie efficace de John Macfarlane, rehaussée par les lumières de Jennifer Tipton, les marionnettes de Chris Pirie contribuent à l’éclairage des tourments intimes qui tenaillent le héros, avec une fertilité parfois comique et aux confins de l’involontaire, à l’instar du fantôme de la comtesse sous forme de squelette géant qui vient visiter Hermann dans son lit surdimmensionné pendant son insomnie.
La force du spectacle est secondée par de remarquables incarnations vocales. Brandon Jovanovich fait palpiter la vulnérabilité hallucinée de Hermann sous un bronze nuancé avec intelligence et investissement, avec des couleurs qui ne sont pas exemptes, ça et là, d’une relative apreté indéniablement pertinente. Sondra Radvanovsky défend la sincérité de Lisa dans un timbre dense et habité d’inflexions. Le Yeletski de Lucas Meachem se révèle de belle tenue, avec un grain sonore riche, tandis que Samuel Youn se distingue par un Tomski robuste. Jane Henschel condense la noblesse vénérable de la comtesse, en mesurant le réalisme pour ne pas caricaturer l’émission fantomatique de la vieillesse. Exceptés la gouvernante de Jill Grove et le Tchekalinski de Kyle van Schoonhoven, l’ensemble des rôles secondaires revient aux étudiants du Ryan Opera Center, certains entendus la veille dans Butterfly comme David Weigle, Sourine, et Anthony Reed, ici Namourov. L’intervention de Masha est assumée par Emily Pogorelc, tandis que le majordome et Tchaplitski incombent respectivement à Mario Rojas et Eric Ferring. Ancienne membre du programme, Elizabeth SeShong apprivoise la tessiture basse de Pauline. Directeur musical du Lyric Opera jusqu’à la fin de la saison prochaine, où il passera le relais à Enrique Mazzola, Sir Andrew Davis fait chatoyer un orchestre qu’il a dirigé lors de plus de soixante productions. L’alchimie avec les pupitres semble évidente, et sert d’abord à faire vivre, avec un fini sans doute usuel outre-Atlantique, mais sans oublier la dynamique de l’expression, l’inspiration d’une partition qui mériterait plus souvent les honneurs de la scène.
Par Gilles Charlassier
Madame Butterfly, Puccini ; La dame de pique, Tchaïkovski, Lyric Opera, Chicago, février 2020