5 novembre 2018
Dorothea Lange, photographe empathique / Jeu de Paume

 


On a beau vouloir vivre avec son temps, certaines situations nous dépassent. Au Jeu de paume, on pouvait voir ce mardi un jeune couple , bras tendus, se prendre en selfie dans le musée faisant tous deux des mines empruntées. Derrière eux, relayée au second plan, la photo iconique de la photographe américaine, Migrant mother,  le visage grave, les rides profondes, bien qu’elle n’ait que 32 ans, ses deux enfants endormis dans ses bras, qui regarde au loin. Pris en 1936, par la photographe américaine mondialement connue Dorothea Lange, l’œuvre tient une place centrale dans l’exposition rétrospective qui lui est consacrée. Cette femme, dont on a fini par retrouver le nom, Florence Owens Thompson, est devenue bien malgré elle un symbole de la grande dépression, incarnant à elle seule la photographie politique, sociale et engagée de Dorothea Lange.
L’exposition couvre la période allant de 1933 à 1957, en cinq sections distinctes : la période de la Grande Dépression (1933-1934), le travail effectué dans le cadre de la Farm Security Administration (1935-1939), les camps d’internement des Américains d’origine japonaise (1942), les chantiers navals de Richmond (1942-1944) et le reportage sur un avocat commis d’office (1955-1957). Si Dorothea Lange commence sa carrière comme portraitiste studio, pour le San Francisco aisé, adoptant le nom de jeune fille de sa mère, c’est comme photographe de terrain et de documentation qu’elle se fera réellement connaître. En 1933, elle emporte pour la première fois son appareil photo dans la rue et réalise la photographie White Angel Breadline, témoignant des conséquences de la crise économique. Elle ne sait pas encore que faire de ces clichés, mais une envie est née.

Des témoignages parfois censurés

Tout au long de l’exposition, on découvre un travail d’une incroyable sensibilité, le portrait d’une société en crise, d’hommes et de femmes en grandes difficultés, mais que Dorothea Lange préfère faire poser debout et fiers devant son objectif, plutôt qu’abattus. Celle qui disait « Je ne vole jamais une photo. Jamais. Toutes mes photographies sont réalisées en collaboration, car elles font partie de leur réflexion comme de la mienne », sait approcher son sujet, le mettre en confiance, pour interagir avec lui. Peut-être sa claudication héritée d’une poliomyélite contractée dans son enfance la rendait plus accessible. Cette relation se manifeste dans les légendes qu’elle consigne dans un carnet qui toujours l’accompagne, rendant sa pratique presque archiviste. Ces textes décrivent parfois la situation, raconte l’avant ou l’après de la photographie, reprennent une parole échangée et ce faisant contextualise l’image. Fait inhabituel, les cartels jouent pour une fois un rôle majeur dans l’exposition en devenant de véritables éléments narratifs, rendant l’image plus réelle encore.
Il y a 20 ans que l’œuvre de Dorothea Lange n’avait pas été présentée en France. Elle qui produisit les images ayant façonné, à l’instar du célèbre roman de John Steinbeck, Les Raisins de la colère, notre vision de la Grande Dépression contribua à rendre visible une réalité parfois étouffée, comme l’atteste la série consacrée aux camps d’internement des Américains d’origine japonaise (conséquence du bombardement de Pearl Harbor) censurée jusqu’en 2006. Ce témoignage historique et émouvant, porte toute son attention sur l’autre, alors pourquoi ne pas s’en inspirer, en commençant par jeter sa perche à selfie ?

Par Loris Ternynck

Dorothea Lange, La politique du visible, au Jeu de Paume, jusqu’au 21 janvier 2019. 

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