Cela commence imperceptiblement. « Les solidarités mystérieuses » de Pascal Quignard nous transportent sans que nous en soyons conscients dans une incroyable vague qui va très progressivement nous soulever, nous entrainer dans un mouvement fort et puissant jusqu’à la crête, avant de nous relâcher dans un court ressac, puis nous reprendre par surprise, nous aspirer vers le large, et nous ramener dans un calme clapotis.
Pascal Quignard nous fait parcourir deux mondes en une vague. Le premier remous commence au sortir d’une maison à Versailles où Claire vit et rêve devant « deux petits pétales d’une primevère rouge » de replanter les arbres, tout en « refermant le cadenas sur la chaine qui entoure les barreaux de la grille ». Pour Claire ce monde est une angoisse qui lui « recouvre tout le corps de sueur (…) la gorge qui se serre est une fée, pénible, cruelle, mais qui lit admirablement dans les cartes que le temps distribue »
Puis, Claire prend le TGV pour Saint Malo, et se retrouve « dans l’avoine et les fougères» autre monde que l’auteur va nous révéler passionnément « Claire tient ses chaussures à talons à la main, elle est toute à sa joie », « l’allégresse la remplit comme à ras bord »
Le lecteur est pris dans le premier mouvement de la vague, à peine une impression, un clapotis qui tourne autour des rencontres de Claire, de ses souvenirs d’enfance, de la résurgence, comme une poussée de l’eau, de sa relation avec une vieille dame qu’elle a aimée dans sa jeunesse.
Déjà Claire « marche le long des buissons épineux » , déjà elle sait qu’elle ne rentrera pas à Paris, où elle en a « assez de servir », déjà dégustant un « houvet » : « elle entre à l’intérieur du tourteau, imagine sa vie sous l’eau … elle n’est plus de ce monde tant elle est heureuse à l’intérieur de son crabe »
La vague prend son essor, elle trouve son rythme et Claire commence à nous entraîner dans son amour pour sa liberté; elle se passionne pour les fleurs et les buissons et toute la lande devient son jardin, toutes ses randonnées poussent autour d’elle. « Je passerai par ici, je passerai par là. Je penserai à ici, je penserai à là. Je possèderai un peu de la beauté d’ici. Je possèderai aussi un peu de la beauté de là.»
Philippe Quignard nous emmène dans un espace vivant de « buissons, falaises, criques, roches, grottes, iles, barques » un lieu où Claire « devint vraiment bretonne » où «elle marchait magnifiquement » où « elle s’adresse aux vagues et les vagues semblent lui répondre »
Le style s’enfle, comme la vague qui atteint son sommet : « elle était dans l’étrange paix effervescente et radicale du surgissement de tout, quand tout devient irrattrapable, excitation qui érige, fleur qui pousse, vol qui s’élance, nuage qui passe, joie qui dilate, bec d’oiseau qui chante ».Claire « appartenait au lieu. Elle «était un chemin perdu au-dessus de la mer (…) suivait pas à pas les pas qu’elle venait de faire et qui la conduisaient toujours, inexplicablement, ailleurs »
Claire n’est pas seule dans sa vie sauvage, son frère Paul l’a rejointe, dans sa maison comme dans son coeur, avec « une fidélité qui s’était imposée a eux et qui, au fur et a mesure que le temps s’écoulait, avait pour particularité de déjouer toute complication d’amour-propre, de suspendre toute critique, de ne susciter jamais la moindre irritation l’un envers l’autre….c’était une solidarité mystérieuse », alors que son amant, Simon, s’eloigne, occupant néanmoins tout son univers: »elle restait des jours entiers, des nuits entières comme cela, derrière son buisson, a l’epier, immobile »
Claire parvient enfin à une paix intérieure, dénuée d’angoisse, et la plume de Pascal Quignard nous pénètre de son mouvement long et apaisé, tel le ressac: « Claire aimait ressentir ce temps très ancien qu’on lit sur les roches, ce temps qui s’anime dans le soleil, ce temps qui précède la vie, ce temps qui soulève les vagues de la mer, ce temps dont parle sans cesse Jésus,temps de l’Avent, temps qui arrive et qui n’est jamais là, temps qui se désoriente lui-même dans le vent des astres qui le pousse, temps qui se perd sans fin, perte qui s’épanche bien avant sa comptée, bien avant le calcul de sa vitesse, bien avant l’accumulation de ses vestiges, perspective dépourvue d’horizon qui s’enfonce dans l’infini, extase basculant sans fin son étrange poussière dans le ciel »
Pascal Quignard nous plonge dans cette Bretagne sauvage, qui jouxte les villes et les belles villas, Bretagne inconnue du touriste, voire des habitants des villages du long de ses côtes. De cette échappée, l’angoisse ne résiste pas au regard sur le beau, sur les lieux qui vivent:
il faut « que l’humain(…) regarde attentivement la roche qui crie, qu’il la salue, qu’il lui demande son nom. Cela calme peu à peu son cri, ou plutôt sa douleur ».
Le livre de Pascal Quignard est envoûtant sans crier gare, puissant et apaisant, fort et calme comme l’océan qui se retire.
Voilà plus de trente ans que cet auteur digne et posé nous fait grandir à travers ses livres, tel Tous les matins du monde en 1991, et nous alerte sur la possibilité de notre liberté comme Villa Amalia en 2006, puis ce dernier livre, aux senteurs bretonnes et sauvages.
MR
Les solidarités mystérieuses de Pascal Quignard Gallimard octobre 2011 252 pages 18,50€