29 novembre 2012
Chercheur en sens


Le yin et le yang. Du noir pour les vêtements, le reste en blanc. Jean-Louis Servan-Schreiber aime les équilibres. Il est également d’une rare clarté lorsqu’il s’exprime. La simplicité, comble du luxe. Ce XXI ème qui lui va si bien, il nous dit de l’« aimer quand même », au point de lui consacrer un court livre en en livrant les grandes lignes: crise de moral, foule solitaire, raréfaction du travail, vies virtuelles…Autant de composantes qui lui semblent pouvoir donner lieu à une « renaissance » avec cette idée chère à Hölderlin que « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». Plus prosaïquement, cet ancien grand patron de presse, de père en fils-son père a créé les Echos et lui-même le groupe Expansion tandis que son frère Jean-Jacques lançait L’Express– a bien compris que l‘ »on ne s’achète pas une vie intérieure sur E-bay ».  Avec un coup d’avance comme tous ceux qui pensent plus vite et plus fort que les autres, il a relancé en 1997 Psychologie Magazine à l’époque où le développement personnel provoquait l’indifférence sinon l’hilarité. Revendu au groupe Hachette, c’est désormais avec le beau magazine Clés-deux ans ce mois-ci-qu’il entend avec sa femme Perla « trouver du sens » et « retrouver du temps », son diptype favori. Pour cela, il s’est entouré d’observateurs de talent, Matthieu Ricard, Thierry Jansen, Edgar Morin et tant d’autres, se rendant chaque jour dans son bureau à quelques pas de chez lui. Un lieu où coexistent un ordinateur et un I pad, mais aussi la musique de Bach et son chien, de quoi incarner les multiples composantes de la vie de cet homme qui, avant tout, se revendique comme journaliste.

Que vous apporte, en plus de votre magazine Clés, l’écriture d’un tel livre ?

Le plaisir de l’artisanat, de la chose que l’on fait tout seul. Diriger un magazine de la taille de Clés est forcément un travail d’équipe. Et puis j’aime bien réfléchir et, je constate qu’en m’obligeant à écrire, j’ai des idées que je n’aurais pas eues autrement. Je m’étonne quelquefois… Et comme je ne parviens pas à écrire dans la vie courante, cela me permet de me réserver des plages de temps où je m’isole, le week-end ou des semaines entières.

Quelle était votre idée en écrivant sur le XXIème siècle?

Je voulais comprendre notre époque. Essayer de passer dans la vie sans que ce ne soit par « mégarde »… Je voulais avoir capté au moins certaines choses et le faire « activement » avec cette idée de me demander pour chacune : « Est-ce que ça a du sens et combien de temps cela va prendre?  » Nous sommes dans un siècle déjà bien différent des autres, avec des paramètres qui nous échappent au point d’être comme « revenus » à la case départ. C’est donc une grande chance mais qu’il faudra savoir saisir.

On a le sentiment que vous-même, vous avez fait un saut quantique entre votre première vie de grand patron d’un groupe de presse économique et le fait d’être devenu »libre penseur » dans un magazine qui s’interroge sur le sens de la vie.

Je suis surtout un journaliste. Travailler pour l’argent, je ne trouve vraiment pas cela stimulant même si je constate qu’il faut le faire! Quitte à devoir vivre de son travail, choisissons autant que possible ce qui nous intéresse vraiment. Il faut donc trouver ce qui vous donne de l’envie, ce qui vous fait vous sentir vivant. Il faut « aiguiser son couteau ».

C’est votre rencontre avec votre femme, Perla, qui vous a fait basculer vers plus de sens dans votre vie?

Non, je l’ai « emmenée » avec moi. Nous nous connaissons depuis 26 ans maintenant. C’est avant tout une quête personnelle qui a commencé très tôt dans ma vie! Le moment clé a sans doute été lorsqu’en 1972, je suis allé enseigner à Stanford en Californie.  La pensée orientale, l’esthétique, la relation au corps, à l’alimentation…Les substances aussi! Elles ne m’ont d’ailleurs jamais attiré car je suis trop soucieux d’être conscient de ce que je fais. C’est peut-être une de mes difficultés personnelles, je n’aime pas m’éloigner du réel.

Vous aimez garder le contrôle…

De moi, oui, bien sûr; j’aime bien m’abandonner par choix mais il faut que j’en sois l’instigateur. C’est de plus en plus une « vie méditée ». Quand on fait cela, on n’a plus besoin de perdre le contrôle pour se sentir bien…

Vous parlez de vos petits-enfants dans le livre, comment vous leur décririez notre siècle?

Je ne ferai rien de ce genre car je serais sûr de me tromper! C’est eux qui vont le faire ce siècle. La seule chose que je puisse leur dire c’est mes espoirs pour le XXI ème siècle, c’est-à-dire pour eux. Cela se résume à un seul mot: la paix. Bien qu’ayant vécu la plupart de ma vie dans la période « facile » du XXème siècle, il a été quand même le plus meurtrier des siècles même si ça s’est arrangé vers la fin…Il y a désormais un extraordinaire niveau d’accès à la connaissance qui, avec la période de paix que nous connaissons, en fait un siècle exceptionnel. La bombe atomique est un formidable gardien de la paix. Il y a des conflits larvés partout, mais je suis très optimiste. Personne n’a intérêt aux massacres. Le seul risque qu’il y a, c’ est l’oubli; tant que des gens se souviennent d’Hiroshima et d’Auschwitz, nous sommes tranquilles sur l’essentiel.

Et cette classe moyenne qui se paupérise de plus en plus tandis que les riches ne l’ont jamais été autant?

C’est un sujet majeur sur lequel je travaille. Forcément une société qui s’est mise dans cet état-là a besoin de réformes urgentes. Mais ce n’est pas cela qui déclenchera une guerre. Les démunis d’aujourd’hui ont très peu de moyens, ils ne peuvent pas s’exprimer; ils n’ont pas d’armée pour les défendre mais, en même temps, il n’est pas possible de tolérer une société où les écarts s’accroissent à ce point. Par ailleurs, les riches sont presque tous des « nouveaux riches » qui sont arrivés à la prospérité sans avoir l’éducation ni les valeurs qui vont avec. Ce qui fait qu’ils ont des comportements souvent scandaleux car ils sont encore dans « l’âge ingrat ». La seconde génération sera plus policée. Tout cela se lissera avec le temps mais il faut expliquer pour accompagner ces mouvements-là. C’est notre rôle de journalistes.

Ne pensez-vous pas qu’il soit oublié par les grands groupes de presse qui ne courent plus qu’après les lecteurs « utiles » c’est-à-dire avec un fort pouvoir d’achat pour satisfaire leurs annonceurs?

A partir du moment où la presse est devenue « gratuite », c’est-à-dire que même lorsque vous êtes un magazine payant, cela vous coûte plus cher que si vous distribuez gratuitement, il faut bien trouver de l’argent! On ne va pas se pincer le nez pour aller vers la publicité;  j’ai eu la chance de débuter ma carrière comme vendeur de pub car, dans ma famille de journalistes, on disait : quand on se lance dans le métier, on commence par la régie pub! Avec elle, on arrivera toujours à faire vivre les journaux. Après, seulement, j’ai pu faire de la rédaction.

Comment vous êtes-vous mis aux nouvelles technologies après avoir connu l’âge d’or s’il en fut un de la presse papier?

Par le clavier. Comme tous les patrons, j’avais des secrétaires. Puis, les ordinateurs sont arrivés; je n’en ai rien fait pendant deux, trois ans. Vers l’âge de 50 ans, je me suis dit que si je ne voulais pas devenir un vieux prématurément, il fallait que je m’y mette. Alors j’ai acheté un petit programme d’apprentissage. A partir du moment où l’on tape sans y penser, tour le reste s’ouvre…Cela m’apportait une telle facilité de vie que j’étais ravi.

Reste qu’entre les deux visites de musée que vous décrivez dans votre livre, l’une sur place et l’autre virtuelle, n’est-ce pas terrible de vivre tout à travers un écran?

Avant, lorsque l’on voyageait, on découvrait des choses fortes, mais aujourd’hui plus aucun pays n’est encore « exotique »…sauf la Corée du Nord! Quand on va dans un musée, il y a tellement de monde devant les oeuvres que le plaisir est parti. Une plage exotique, c’est à sept heures du matin qu’il faut désormais y aller…Aller où vont les autres, c’est ne voir que des gens et plus des choses! Si je voyage, c’est pour avoir un dépaysement, comme un voyage intérieur qui vous permet de penser différemment car on n’est pas au même endroit. J’essaye d’être dans le désir sur des choses plus uniques, plus rares. Il faut savoir si c’est vraiment important ou un peu moins et dans ces cas-là, pourquoi choisir moins? On choisit tel parcours, telle action, tel regard…vivre c’est tout simplement cela, un « affinement » permanent entre les choses.

Vous avez le sentiment d’être un homme plus intéressant aujourd’hui qu’au début de votre carrière?

Pour moi, oui. Mais pour moi seulement…Je suis forcément plus capable d’apporter un petit peu à mes proches, car j’ai des bagages. Mais quand j’étais plus jeune, j’apportais peut-être aussi quelque chose- de l’énergie. Aujourd’hui, je prends du recul mais il me faut toujours de « l’humus »en suivant de très près l’actualité. De temps en temps j’attrape une graine et j’essaye de la faire pousser.

Ainsi Jean-Louis Servan-Schreiber a-t’il décidé, après avoir connu une » grosse exploitation » de redevenir un simple jardinier, et de chercher en quoi et comment notre époque pouvait produire ses plus beaux fruits. A le lire et le voir, on a le sentiment qu’il les a assurément, pour lui-même, trouvés…

 

Par Laetitia Monsacré

Aimer (quand même) le XXIème siècle de Jean-Louis Servan-Schreiber chez Albin Michel-140 pages -10 euros
Retrouvez le dernier numéro de Clés en koisque-5 euros avec un dossier sur « Manger sans peur ni culpabilité » et sur le « slow luxe »

Articles similaires