Cécile a mis une jolie robe ce matin. Et pris sa journée. Je ne serai pas là lundi, a -t’elle dit la semaine dernière à André, son patron. Le lundi, c’est calme de toutes les façons. A croire que les gens ont moins faim ce jour là. C’est Amel qui la remplacera. Il aura chaud à sa place. Comme elle, il fera des crêpes toute la journée, avec application. Une jambon-fromage. Du sel, du poivre ? Vous prendrez une boisson ? Toute la journée ces phrases, sans jamais se départir de son sourire. Cécile en use comme d’un rempart contre l’indifférence ou les insultes. Elle a lu ça dans un magazine, que si vous souriez, les gens sont plus agréables. L’effet miroir ils appelaient ça. L’idée lui a plu, même si les résultats ne sont pas garantis. Comme ce type hier qui lui a craché dessus parce qu’elle s’était trompée en lui rendant la monnaie. Il l’a même traitée de salope. Alors, elle a pris une grande respiration et s’est imaginée qu’elle était sur la plage à regarder la mer. Ça c’est une copine qui lui a donné ce truc. La petite dame qui attendait son tour n’en revenait pas. Vous ne lui répondez pas ? a -t’ elle demandé? Non, je suis à la mer, lui a répondu calmement Cécile, les yeux fermés. Quand elle les a rouvert, la cliente était partie. Alors, comme c’était l’heure, elle a remonté la vitre du comptoir, arrêté les crêpières, rangé la pâte dans le frigo et ôté son tablier bleu.
Son manteau enfilé, elle a marché jusqu’au métro et après une dizaine de stations, elle est arrivée devant son immeuble, a tapé le code puis monté six étages à pied pour ouvrir la porte de sa chambre de bonne. Dans le frigo, elle a attrapé une bière et s’est allongée sur son lit qui occupe le quart de la pièce. Comme chaque soir, elle s’est déshabillée pour se glisser dans une minuscule douche afin que l’odeur des crêpes puisse disparaître grâce à ce savon mauve qu’elle a acheté il y a un mois dans une jolie boutique dans le Marais. Longtemps, l’eau a coulé sur son corps, comme une caresse. Il était trop tard pour aller à la piscine et puis son amie Catherine ne l’avait pas rappelée. Cécile lui avait laissé un message la veille , la voie enjouée, lui demandant surtout de ses nouvelles. S’oubliant comme elle l’avait appris depuis qu’elle avait six ans, lorsque ses parents s’étaient séparés.
Sa mère avait refait sa vie, deux autres enfants étaient arrivés et Cécile avait opté pour la position basse. Ne pas déranger. A l’école, la maitresse lui faisait souvent répéter ses réponses, toujours inaudibles. Et sur les photos de classe, elle s’arrangeait toujours pour se dissimuler un peu, pour qu’on ne la voie jamais entièrement. Cécile n’était pas particulièrement timide mais elle n’aimait pas attirer l’attention, ce qui avait parfaitement marché avec les garçons. Très vite, elle avait été convaincue que ce ne serait pas pour elle ; et puis l’idée de se mettre nue devant quelqu’un la glaçait. Elle était pourtant jolie avec des yeux d’un bleu délavé comme s’ils avaient, eux aussi, choisi de ne pas se faire remarquer. Tout était restée chez elle à l’état d’ébauche : sa peau pâle qui semblait n’avoir jamais croisé le soleil, son corps mince et menu qui glissait dans la rue, Cécile traversait la vie sur la pointe des pieds, dans une forme de renoncement . Ainsi limitait-elle les contacts avec les autres au maximum, prenant soin lorsqu’elle tendait ses crêpes à ne pas effleurer leur peau. Elle s’arrangeait également pour que son portable soit souvent déchargé afin d’avoir une bonne raison de ne pas être en prise avec l’exterieur. Elle avait de toutes les façons peu de temps pour elle ayant accepté que son travail occupe la plupart de ses heures. A l’âge où sa mère avait déjà un enfant à aller chercher chaque soir à l’école, Cécile était, elle, totalement libre de pouvoir accumuler heures supplémentaires et journées de remplacement. L’employée idéale, jamais malade, son corps acceptant sans jamais rechigner le rythme ternaire métro, boulot, dodo où ni le stress ni l’égo n’avaient droit au chapitre. Une grève ? Elle prenait son vélo. La télé du voisin qui hurlait, elle attrapait ses boules Quies ou mettait de la musique classique, la seule qu’elle aimait écouter.
Les notes emplissait alors sa petite chambre, son nid sous les toits qu’elle avait eu la chance de trouver malgré son travail- pas vraiment idéal pour que le dossier soit accepté. Mais la propriétaire avait été séduite par cette jeune fille transparente, reconnaissant sans doute quelque chose d’elle même dans cet effacement tranquille, qui lui avait semblé presque habité. Cécile avait alors été rassurée qu’avec son travail et un toit, rien ne pourrait plus lui arriver, ni en bien ni en mal. Les jalons était posés, le soleil se levait le matin, se couchait le soir et elle, suivait le mouvement. Très légèrement, n’écoutant ni la radio, sans télé, comme si son siècle l’embarrassait. A sa mère qui lui disait souvent qu’elle aurait pu rentrer dans les ordres, Cécile avait répondu qu’elle aimait son indépendance et cette idée de rester maitresse de son destin. Elle n’en avait sans doute pas, voilà tout ; pour autant il lui paraissait impossible de pouvoir le confier à quelqu’un d’autre, fusse – t’ il dieu. Et puis la vie communautaire aurait été au delà de ses forces. Elle le savait bien pour l’avoir tenté avec un garçon qu’elle avait rencontré en arrivant à Paris. Un peu par pragmatisme, ne souhaitant pas qu’une quelconque forme de regrets ne pollue son détachement. De faire tache. Alors, elle s’était prêtée au jeu de la séduction, le premier baiser , les caresses, la pénétration, elle avait vu. Puis, il lui avait demandé de ne plus partir, de partager chaque soir le même lit, les mêmes conversations, les mêmes toilettes. Ça lui avait paru doux au début puis comme avec certains bonbons, Cécile avait commencé à sentir un écoeurement léger. Peu à peu, elle avait senti qu’elle se quittait. Alors elle était partie comme elle était venue, pour être tranquille. Elle avait retrouvé sa solitude et avait calmé son corps en allant chaque jour à la piscine. Nager avait été son nouvel et unique corps à corps, la matière épousant le fluide.
C’est à cette époque qu’elle avait également découvert l’Opéra. Passant place de la Bastille un soir de représentation, elle s’était retrouvée sans trop bien savoir pourquoi à acheter un billet à un homme élégant dont la femme n’avait pu venir. Etait- ce la façon un peu gênée dont il montrait le billet qui l’avait attirée ? Le plaisir de reconnaître quelque chose de familier chez lui ? Une demi heure plus tard, elle était assise à l’orchestre, les yeux fermés et avait soudain senti son corps lui échapper. La musique s’était introduite en elle, cheminant entre ses organes, faisant palpiter ses veines, donnant vie à quelque chose de totalement inconnu et étranger à tout ce qu’elle avait pu vivre jusqu’alors. L’histoire, le décor, les costumes, elle n’y prêtait aucune attention, non, c’est la vibration des voix qu’elle venait désormais chercher mois après mois, achetant toujours ses places dans les premiers rangs pour être transportée là où elle n’avait jamais pensé pouvoir aller. Elle prenait alors toutes ses forces au milieu de ces gens élégants qui n’aurait jamais pu imaginer qu’une vendeuse de crêpes puisse être leur voisine. De toutes les façons, il ne la voyaient pas tant elle n’était dans ces moments là plus qu’un réceptacle, quelque chose qui échappait au matériel. Le rideau tombé, elle repartait en métro, encore vibrante et seule au monde, dans une plénitude qui l’accompagnait jusqu ‘au matin suivant lorsqu ‘elle retrouvait sa pâte à crêpes. Et ses clients.
C’est en servant il y a une semaine une « nordique »-saumon, crème fraiche-qu’elle l’ avait aperçu, les oreilles dépassant du manteau d’une jeune fille qui parlait avec un accent étranger . Un petite boule noire et blanche avec de longues moustaches. Elle avait alors souri un peu plus que d’habitude et s’était concentrée à ne pas renverser de pâte à coté. Cette nuit là, chose inhabituelle, elle avait mal dormi. Elle s’était même réveillée vers trois heures du matin avec une sensation d’enfermement. La pièce était certes petite mais c’était la première fois que cela lui arrivait. Elle avait allumé la lumière puis s’était mise à lire un roman dont elle savait qu’elle ne partagerait avec personne ses impressions. Les mots resteraient seulement pour elle, une nourriture comme une autre. Au détour d’une phrase, elle avait repensé au chaton entrevu. Elle avait regardé sa main tenir le livre et s’était imaginé ses doigts, non plus en train de tourner une page mais passant entre des poils soyeux. Comme une onde, elle avait alors senti une chaleur monter le long de sa colonne vertébrale. Des petites vibrations semblaient gagner ses cellules et les faire entrer dans une ronde. Cécile avait alors regardé autour d’elle en imaginant une présence, une vie. Petit à petit, sa chambre était devenu un lieu en mouvement. Les objets s’étaient animés comme s’ils étaient en attente de quelque chose, d’une énergie. Puis, elle avait repris son livre sans que les mots n’arrivent jusqu’à son cerveau. Le jour s’était levé, elle aussi. Dehors, les gens commençait déjà à circuler, certains marchant rapidement l’oreille déjà sur leurs portables , des mères trainaient par la main des enfants encore endormis.
Cécile était arrivée à l’heure comme à son habitude. Il n’y aurait pourtant pas beaucoup de monde ce matin. Il y avait des jours comme ça où Cécile se contentait d’attendre. Elle observait alors les passants, calée sur son strapontin. Mais, ce matin, quelque chose était différent. Ses yeux regardaient sans voir au point qu’elle mit quelques secondes avant de réaliser que quelqu’un se tenait devant elle. Bonne journée, merci. Cécile avait souri mais cette fois ci, il lui avait semblé que son mouvement des lèvres s’adressait à elle même. Elle en fut si surprise qu’elle porta la main devant sa bouche, presque gênée puis laissa descendre ses doigts sur son menton. Comme une caresse involontaire. Sa main rejoigna alors l’autre et elle frotta ses paumes l’une contre l’autre. C’était étrange, ce corps qui, sans raison semblait plus présent que d’habitude. Elle passa sa journée avec cette impression nouvelle et agréable. La journée lui sembla plus courte et en ouvrant la porte de sa chambre, ce soir là, elle regarda son lit et se mit à sourire en imaginant une boule toute chaude qui l’attendrait. Elle n’eut pas envie de redescendre pour aller comme chaque lundi à la piscine.
Le lendemain, elle alla pendant sa pause déjeuner dans un magasin djouettes et acheta une peluche. Un petit chat gris. Pour s’habituer et voir quelle place « ça » prenait. Elle le déposa le soir venu sur son lit, à la fois excitée et inquiète. Et s’il s’ennuyait ? Qu’avait elle à lui offrir ? Il serait toute la journée seul et puis une fois rentrée, elle n’était pas sûre que le chat trouverait son compte en sa compagnie. Cette nuit là encore, Cécile ne dormit pas. Ce qui lui avait paru comme une évidence physique devenait une aberration à l’étage supérieur. Son cerveau si débonnaire à l’accoutumé semblait à vif, découvrant lui aussi des zones inconnues. Il se mettait à projeter, calculer : la litière, l’odeur, les poils, les vacances. Elle avait commencé à fixer la peluche avec horreur, surtout les deux perles en guise d’yeux. Comment avait elle pu y croire ? Imaginer qu’elle était capable d’avoir plus que cette vie là, petite mais à sa portée. Elle s’était raconté des histoires voilà tout, comme sa copine Catherine qui croyait au grand amour. Et chaque vendredi soir, partait en chasse d’en l’espoir de revenir avec un trophée. Pas à accrocher au mur, non, mais à conduire devant le maire pour entamer la série des contrats, mariage, crédit voiture, immobilier avec une clause « reproduction » comme assurance-vie .
Cécile était furieuse contre elle même ; contre cette partie qui dans son corps avait pu vibrer et semer le désordre dans tout son être pour quelques poils à caresser. Elle repensait à ce confort ouaté dans lequel elle s’était installée depuis si longtemps et qu’elle avait perdu en une journée, en une vision. Comme elle aurait voulu retourner en arrière, se retrouver avec cette jumelle imaginaire qui l’accompagnait avec tant de sollicitude depuis l’enfance. Celle qui l’avait doucement prise par la main pour la faire renoncer. Presque vingt ans de pratique pour en arriver là. Merde, c’était trop con. Cécile alla faire ses crêpes, épuisée. Mademoiselle, Vous m’entendez ? Je voudrais une complète. En rentrant, elle pleura dans le métro, jeta la peluche et pris un somnifère. Les trois jours suivant, elle fut comme un zombie. Elle alla nager, absente à toute sensation. L’eau lui parut froide, l’odeur du chlore insupportable. Quant à Don Giovanni, il ne put rien pour elle. Cécile était là, assise au troisième rang mais la musique resta hors d’elle, comme si son corps agissait comme un rempart. Elle entendait bien des notes mais pas une seule ne vibra en elle. C’était comme un cauchemar. Elle ne pourrait plus jamais revenir en arrière. Alors, elle ferma les yeux et mis sa main sur sa cuisse en imaginant que celle-ci était le dos d’un chat. La paume de sa main se fit plus chaude et tandis que la chaleur remontait le long de son bras, il lui sembla que son cœur se desserra, qu’il devenait comme ces pivoines qui, tout d’abord boules insignifiantes, finissaient par exploser en corolle de pétales. Sa respiration se fit plus ample, un souffle doux se mit à la parcourir. Elle sentit ses lèvres s’entrouvrir pour enfin sourire.
C’est le troisième taxi qui a accepté de les prendre. Même avec la boîte, les deux premiers ont refusé. Pas d’animaux. Comprenez-nous, Mademoiselle, on nous raconte toujours qu’il est propre mais une fois sur deux, le chat pisse sur le siège. Ils avaient vraiment l’air désolés. Cécile dégage quelque chose de tellement lumineux dans sa robe à fleurs, serrant contre elle la boîte grillagée.
Bien assise sur la banquette arrière, la vie lui parait soudain ce lundi pleine de quelque chose qu’elle ne parvient pas à identifier. D’inconnu. C’est juste là, dans les couleurs, les sons, les objets qui l’entourent. Ces visages qu’elle voit à travers la vitre, ces hommes et ses femmes qui lui semblent être plus proches, plus vivants.
Arrivée en bas de chez elle, Cécile marche jusqu’au café au coin de sa rue et s’installe en terrasse. Elle ouvre délicatement la boîte. Et là, sur la jambe nue de Cécile vient se poser une coccinelle, en plein Paris. Juste le temps de compter . Un, deux, trois, quatre. Quatre points, quatre chances et pfffut, la bête à bon dieu s’envole.