Au cours d’un récent débat sur la guerre en Irak, un professeur de l’université de Boston, Andrew Bacevich a tiré cette conclusion : « Rarement dans l’histoire de l’Humanité tant de sacrifices ont produit si peu de résultats. » Il faisait ainsi écho à la phrase de Winston Churchill en août 1940, lorsque la bataille d’Angleterre embrasait le ciel de Londres. « Jamais dans l’histoire des guerres, un si petit nombre d’hommes auront mérité tant de gratitude, et de tant de gens », avait déclaré le premier ministre, en sortant d’un abri anti-aérien. Il rendait alors hommage au courage des pilotes de la RAF, qui protégeaient la capitale britannique des raids de l’aviation nazie. De leur ténacité est né le sursaut qui a conduit les alliés à venir à bout des ambitions d’Adolf Hitler, en cinq ans du conflit le plus dévastateur de l’Histoire.
Le Professeur Bacevich est l’un des plus virulents critiques de la stratégie militariste de l’administration de George W. Bush. Il a été l’un des premiers à estimer que les conflits en Afghanistan et en Irak étaient une réponse erronée au péril terroriste, dont la brutalité s’était illustrée dans les attaques du 11 septembre 2001 contre New York et Washington. Et il a sans doute ressenti, plus que quiconque, l’amertume d’avoir eu raison : son fils unique a été tué en mai 2007 dans une attaque contre son convoi au nord de Bagdad.
Dans un débat au Council on Foreign relations, il a passé en revue le coût de huit ans d’une guerre en Irak, qui plus que celle d’Afghanistan a symbolisé les choix idéologiques du président Bush et des tenants de la supériorité de l’Amérique. Un terrible coût humain et moral, a-t-il souligné, mais également économique –avec des conséquences pour les Etats-Unis et le monde, dont les effets se feront sentir sur les générations futures. La guerre en Irak, inutile comme elle le fût, a fait plus de 4.500 tués parmi les militaires américains, ainsi que des dizaines de milliers de blessés, pour beaucoup lourdement mutilés. Elle a bien sûr coûté la vie à un nombre effrayant d’Irakiens –entre 150 et 600.000, selon les estimations. Et a achevé de détruire une société, déjà mise à mal par les guerres déclenchées par Saddam Hussein, et par les sanctions internationales censées le chasser du pouvoir.
Pour l’Amérique, a expliqué le Professeur Bacevich, « le terrible héritage de la guerre en Irak va bien au-delà des trésors qui ont été gaspillés et des vies qui ont été perdues ou détruites. Un élément central de cet héritage a été l’abandon apparemment irrévocable de la part de Washington de toute retenue dans la mise en œuvre de la violence comme instrument de pouvoir », assure-t-il. Il conclut : « War is U.S. », qui peut se traduire « la guerre est Américaine », mais aussi, d’une manière plus provocatrice : « la guerre, c’est nous ». Et c’est le titre d’un de ses livres.
Irak : La guerre la plus chère de l’Histoire
La guerre en Irak, qui s’est achevée en décembre 2011 avec le retrait des derniers soldats américains, a coûté une fortune à l’Amérique. Selon le site costofwar.com qui actualise en permanence l’impact financier du conflit, la note s’élève au début de l’année 2012 à plus de 800 milliards de dollars. Dans le même temps, le compteur s’est emballé pour le conflit en Afghanistan. En février 2012, il approchait les 500 milliards de dollars. Devant l’absence de progrès dans la stabilisation du pays, le président Barack Obama a d’abord annoncé un retrait pour 2014. Il a dû l’anticiper à 2013 pour ne pas se retrouver lâché par ses alliés, qui, comme les Français, ont décidé d’abandonner la partie. L’addition des deux conflits –1.300 milliards de dollars– représente à peu prés 8 % du produit national brut (PNB) annuel des Etats-Unis, au deuxième rang mondial après celui de l’Union européenne. Cette masse monétaire est comparable aux PNB de pays entiers comme l’Australie, l’Espagne ou l’Inde.
Le Professeur Catherine Lutz, de la Brown University, a conduit une étude très fouillée sur l’ampleur des coûts des guerres américaines. Dans une contribution au Pariser, elle explique, en référence au seul budget du Pentagone : « selon le Bureau d’analyse économique (officiel, ndlr), le PNB américain a augmenté de quelque 50 % entre 2001 et 2010, passant de 10.300 milliards de dollars à 14.700 milliards de dollars. Dans le même temps les dépenses de défense ont augmenté de plus de 200 %. En 2001, les dépenses du budget fédéral pour la défense représentaient 2,96 % du PNB. Mais en 2010, elles avaient grimpé à 4,73%. Cette augmentation à un coût pour le reste de l’économie. (…) Si les dépenses dans le domaine de la défense étaient restées au même niveau de 2,96 % pendant la période de 2001 à 2010 au lieu d’augmenter chaque année, les ressources ainsi économisées par le gouvernement fédéral auraient été de 1.300 milliards, soit 130 milliards de dollars par an. »
Ces chiffres sont colossaux, même au regard de la puissance de l’économie américaine. Et leur impact sur l’économie globale ne peut pas être ignorée, ou sous évaluée. Pourtant, c’est bien ainsi qu’a commencé l’aventure irakienne : par une série d’appréciations financières erronées de la part de ceux qui ont été les plus ardents avocats. Paul Wolfowitz, l’un des néo-conservateurs les plus engagés dans la campagne de désinformation qui a précédé le conflit, a assuré que l’Irak, pays riche en pétrole, avait les moyens de payer pour la guerre que les Etats-Unis s’apprêtaient à lancer. Un responsable de la Maison Blanche, Lawrence Lindsey, a eu le malheur de prédire en septembre 2002 qu’une attaque contre Saddam Hussein pourrait coûter entre 100 et 200 milliards de dollars au Trésor américain. Il s’est fait immédiatement rabrouer et a dû démissionner quelques semaines plus tard. En janvier 2004, la cécité officielle était toujours de mise et un rapport du Bureau fédéral du budget estimait les besoins de la reconstruction de l’Irak à une cinquantaine de milliards de dollars.
Rapidement, des voix indépendantes se sont élevées pour avertir du gouffre financier que la décision de Bush de partir en guerre ouvrait sous les pieds des Etats-Unis et du reste du monde. Joseph Stiglitz, professeur à la Columbia University et prix Nobel d’économie, a tiré la sonnette d’alarme. Dès la fin de l’année 2005, lui et sa collègue d’Harvard, Linda Bilmes ont fait circulé le chiffre de plus de 2.000 milliards de dollars, en additionnant notamment les coûts induits par les frais de santé et de retraite des combattants d’Irak, les « vétérans ». En 2008, ils ont publié un livre au titre encore plus pessimiste : « La guerre de 3.000 milliards de dollars ». Aujourd’hui, des chercheurs vont plus loin, comme John Tirman, du Massachusetts Institute of Technology (MIT). « Les estimations chiffrées vont jusqu’à 4.500 milliards, si on inclue les pensions versées aux vétérans pour le reste de leur vies. Le coût des opérations elles mêmes devraient se stabiliser à 1.000 milliards », a-t-il expliqué dans un mail au Pariser. Cette estimation, qui n’est pas la plus pessimiste, fait de la guerre en Irak un conflit plus onéreux pour le Trésor américain que la Deuxième Guerre Mondiale. Selon un analyste de Wall Street, Barry Ritholtz, l’affrontement d’alors entre les Alliés et les forces de l’Axe, qui a fait plus de 70 millions de morts, a coûté « seulement » 3.600 milliards de dollars (actualisés).
Le financement des guerres en Afghanistan et en Irak a été placé par l’administration Bush dans le contexte de ce qui fut pendant huit ans sa ligne directrice : la « guerre contre le terrorisme ». A défaut de présenter une stratégie claire de lutte contre le fanatisme religieux et ses expressions violentes, cette appellation est devenue un slogan utile. Il a servi pour la Maison Blanche, pour le Pentagone, et pour le Congrès, d’alibi facile pour décider de budgets de sécurité toujours plus importants. Et le président Obama n’a pas été en mesure de renverser la tendance. En 2011, les fonds alloués au Département de la Défense pour son fonctionnement et la conduite des opérations extérieures ont atteint près de 700 milliards. A ces dépenses, il faut ajouter les budgets d’entités liées au secteur de la sécurité, comme les agences de renseignements, certaines activités du Département de l’Energie, ou la protection du territoire nationale. Les estimations courantes évaluent à plus de 1.000 milliards de dollars par an les dépenses de l’Amérique dans ce qui est appelé de façon très large la « sécurité nationale. »
Des guerres lointaines, mais pas indolores
Cette ponction sur l’économie américaine et mondiale a non seulement été minimisée par l’administration Bush mais elle a été également dissimulée aux yeux des Américains. A la différence des conflits du passé, les guerres en Afghanistan et en Irak ont été conduites sans mobilisation citoyenne. Certes des troupes de réserves –la Garde nationale— ont été mises à contribution, mais il n’y a pas eu recours, comme ce fut le cas pour le Vietnam, aux jeunes appelés. Au contraire, là où il manquait au front des hommes et des femmes disposés à se battre pour leur pays, l’Amérique a eu recours à des entreprises privées et a levé des cohortes de mercenaires, en partie étrangers. Pour la première fois dans l’histoire moderne, le nombre des « sous traitants » armés, les « contractors », a constitué une partie conséquente des forces mobilisées. Ils ont formé le deuxième contingent en Irak, et sont aujourd’hui en Afghanistan plus nombreux que les soldats américains.
Non seulement un effort citoyen n’a pas été requis, mais l’administration Bush s’est également refusée à utiliser la fiscalité pour financer ses guerres. Elue sur un programme de réduction des impôts, elle a dû avoir recours à l’emprunt pour envoyer son armée envahir et occuper l’Irak. Puis, plus tard, pour accroître son intervention en Afghanistan, sans pour autant parvenir à pacifier ce pays. Handicapé par ce legs empoisonné, Barack Obama n’a pas pu faire mieux. Le déficit du budget américain s’est établi pour l’année fiscale qui s’est achevée en septembre 2011 à 1.300 milliards de dollars, un parallèle révélateur avec le coût des opérations militaires. La dette publique a été multipliée par trois en dix ans, et s’est accrue chaque année d’une somme dans laquelle le coût des guerres américaines a une place prépondérante. Elle a atteint des sommets à la fin 2011, dépassant les 15.000 milliards de dollars, un chiffre pour la première fois supérieur au PNB américain.
Le Professeur Bacevich a expliqué à ce propos au Pariser : « Les modalités de financement de la guerre ont leur importance. Elles font partie d’une tentative plus vaste de dissimuler la guerre, de faire croire que la guerre est une opération gratuite, dans la mesure où elle n’exige rien du public. Et la conséquence est de donner au pouvoir toute latitude pour perpétuer l’état de guerre ». Pour le Professeur Tirman, du MIT, le financement des guerres par l’emprunt a facilité la tâche de ceux qui voulaient les faire et en ont profité. « Financer les guerres par l’impôt les auraient rendues difficilement justifiables d’un point de vue politique. Tout comme le recours à la conscription », a-t-il souligné dans son mail au Pariser.
Les enquêtes sur l’impact négatif de la guerre sur l’économie américaine, et la responsabilité des dépenses de sécurité dans la crise de la dette mondiale sont rares. Elles sont difficiles à conduire dans un contexte politique occidental où les élites refusent d’admettre que leurs décisions dans le domaine de la sécurité nationale ont augmenté la vulnérabilité de leurs citoyens. Non tant face à un hypothétique danger venu de ces pays musulmans où des fanatiques comploteraient contre les havres de liberté que sont les pays occidentaux. Mais bien face à la précarité économique, sociale, et morale, dans laquelle des centaines de millions de citoyens ont été plongés par la déroute de l’hyper libéralisme, et de ses corollaires : la spéculation, l’affairisme, et la consommation effrénée.
Une étude a toutefois levé un coin du voile. Elle a été publiée en mai 2007 par un centre de recherche indépendant basé à Washington, the Center for Economic and Policy Research. « Il est souvent admis que les guerres et la croissance des dépenses militaires ont un effet positif sur l’économie. Ceci n’est toutefois pas exact dans la plupart des systèmes économiques », assure cette étude. « Au contraire, la plupart des analyses démontrent que les dépenses militaires détournent des ressources utiles à la production, tels que les investissements ou la consommation, et provoquent un ralentissement de la croissance et l’augmentation du chômage ». L’étude du CEPR a tablé sur une augmentation des dépenses militaires de 1 % du PNB par an, soit entre 130 et 150 milliards de dollars. Les simulations font apparaître une période de stimulus économique pendant cinq ans, et le déclenchement des effets négatifs la sixième année. Le chômage s’accroît, la demande pour des biens essentiels comme le logement ou les véhicules diminuent, les taux d’intérêts augmentent. Sur une période de 20 ans, les dépenses militaires peuvent même conduire à un début de récession économique.
Le professeur Lutz et son équipe de chercheurs à Brown university sont allés plus loin. Ils ont examiné l’impact des dépenses de défense sur le marché du travail, sous l’angle des « opportunités manquées ». Dans leur étude, ils soulignent que chaque million de dollars investi dans l’industrie de la défense crée 8,3 emplois. Mais, ils ont aussi calculé que les 130 milliards de dollars supplémentaires alloués chaque année au Pentagone, auraient pu créer un million d’emplois dans le secteur de l’éducation, ou 780.000 emplois dans la domaine de la santé. « Le gouvernement aurait pu également accroître son soutien dans le domaine des énergies alternatives et dans la réduction des dépenses d’énergie pour les habitations et les bâtiments publics. Investir dans les énergies renouvelables aurait permis la création d’à peu près le même nombre d’emplois qu’investir dans la défense, mais cela aurait contribué à combattre les changements climatiques et à la mise sur pied d’un secteur de l’énergie plus efficace. »
Le Professeur Tirman, du MIT, n’est pas aussi définitif, même s’il reconnaît que les dépenses militaires réduisent la capacité du gouvernement à intervenir pour relancer une économie essoufflée. « C’est difficile de mesurer quel impact les guerres ont sur le marché du travail, parce que l’industrie militaire emploie beaucoup de monde », écrit-il dans son mail au Pariser. « Mais en aggravant le problème de la dette, elles limite la capacité du président Obama à stimuler l’économie. »
L’étude du CEPR a la particularité d’avoir été publiée en 2007, un an avant le déclenchement de la crise financière aux Etats-Unis. L’aurait elle été quelques mois plus tard, elle aurait été accusés d’avoir simplement entériné la réalité. Comme elle avait su le prédire, l’économie américaine –et mondiale– a plié sous le poids de la dette et l’absence de croissance industrielle, cinq ans exactement après le début de la guerre en Irak. « La crise financière n’a pas été directement provoquée par la guerre ou la manière dont elle a été financée », écrit encore le professeur du MIT. « Les dépenses de guerre semblent avoir un impact neutre dans le court terme. (…) Mais par la suite, notamment avec le plafonnement obligatoire de la dette, la guerre est devenue un élément à prendre en compte. »
Le même constat fut fait de manière beaucoup plus directe, dès le début 2008, par un homme placé au cœur de la crise financière, un des vice-présidents de Goldman Sachs International. Dans un entretien avec le Council for Foreign Relations, Robert Hormats a candidement admis : « vous pouvez toujours trouver de l’argent pour les militaires, mais c’est ainsi que vous mettez en péril d’autres sources de développement économique et social », a expliqué le banquier. « La manière optimale de dépenser de l’argent n’est pas en matériels militaires, mais dans des investissements productifs comme les infrastructures, la recherche, le développement, ou l’éducation ».
Dans un mail au Pariser, Linda Bilmes, d’Harvard, et co-auteur avec Joseph Stiglitz du livre « La guerre de 3.000 milliards de dollars », établit une corrélation directe entre la guerre en Irak et la crise financière de 2008. « L’invasion américaine de l’Irak en 2003 a été l’un des facteurs qui a conduit à la hausse du prix du pétrole. Le pétrole est passé de 25 dollars le baril en 2003 à 140 dollars le baril quatre ans plus tard. Ce fut un des facteurs qui a contraint la Réserve fédérale à injecter des liquidités dans l’économie américaine, une décision qui participe à l’écroulement du marché immobilier ».
Pour contrer ces critiques, les tenants des effets positifs de dépenses militaires sur l’économie ont souvent cité la Deuxième Guerre mondiale comme exemple. Les dépenses militaires des Etats-Unis ont alors atteint le chiffre record de 38 % du PNB, alors qu’elles se situent aujourd’hui à un peu moins de 5 % du PNB. En 1945 le pays est sorti du conflit avec une économie florissante, une puissance sans rivale, et une aura sans égale. Exact, assure le Professeur Bacevich dans son courriel au Pariser, mais « les termes de la comparaison les plus appropriés sont les suivants :la Deuxième Guerre mondiale a renforcé l’économie des Etats-Unis et a catapulté le pays dans une position dominante à l’échelle mondiale. Mais les guerres de l’après 11 septembre ont eu les conséquences exactement inverses. Elles ont contribué à l’affaiblissement de l’économie américaine, alors que d’autres pays qui ne se sont pas engagés dans des confrontations ont réalisé de grands progrès ».
De fait plusieurs éléments rendent la comparaison inadéquate, voire dilatoire. La guerre contre le nazisme a mobilisé, dans le sillage des pilotes britanniques au dessus de la Manche, des nations entières. Aux Etats-Unis, la conscription, la levée d’un impôt de guerre, la transformation à grande échelle d’une industrie civile en industrie militaire, ont été des éléments structurants qui ont permis à l’Amérique de forger une nouvelle société après la Grande Dépression des années 30 et le New Deal de Franklin D. Roosevelt. Au sortir de la guerre, le pays a établi son statut d’unique super puissance économique mais a également soutenu le développement de l’Europe pour contrer le péril communiste. Sous son ombrelle sécuritaire, des pays ennemis comme l’Allemagne et le Japon ont développé des économies qui sont devenues très performantes, tout en renonçant à concurrencer les Etats-Unis, dans le domaine de l’industrie militaire. Pendant 30 ans,la Pax Americana a effectivement servi les intérêts des Etats-Unis, et de ses entreprises, mais également ceux des nations qui lui étaient redevables. Il n’en a pas été de même ni en Irak, ni en Afghanistan. Ni même, en Amérique.
« Les dépenses du Pentagone peuvent être maintenue à 3 ou 4 % du PNB », assure le professeur Tirman, « mais le problème intervient lorsque le gouvernement américain ne parvient pas à générer suffisamment de revenus, par l’impôt, pour couvrir ces dépenses et les autres dépenses prioritaires ». Et il conclut : « En réalité, ce niveau de dépenses (militaires, ndlr) constitue une mauvaise politique industrielle, qui peut avoir des effets désastreux sur l’économie, même s’ils sont difficiles à mesurer ».
L’industrie de la défense : profits et opacité
Pour une minorité de puissantes entreprises dans le secteur de la Défense, les guerres américaines en Afghanistan et en Irak ont été au contraire une opportunité extraordinaire. Les grands groupes comme Lockheed Martin, Boeing, Northrop Grumman, General Dynamics, Raytheon, General Electric, ou Halliburton, ont connu une décade en or. James Blitz du Financial Times écrivait récemment : « les profits du secteur de la défense aux Etats-Unis pendant cette période ont été multipliés par quatre. »
Ces entreprises sont les bénéficiaires des largesses du Pentagone, et elles se montrent reconnaissantes avec les militaires qui viennent en leur sein achever leurs carrières de manière lucrative. Elles ont aussi une influence considérable sur le Congrès qui vote les budgets militaires, dans la mesure où ces géants industriels ont su répartir dans les circonscriptions électorales des bureaux d’étude, des ateliers ou des usines. A la moindre réduction de crédits, ils n’hésitent pas à fermer boutique dans une ville ou un état dont le représentant s’est montré trop sévère et qui peut s’attendre à être, aux élections suivantes, accusé d’avoir forcé au chômage des centaines ou des milliers d’employés. La complicité entre le pouvoir et les industriels de l’armement a atteint son apogée à l’époque du président Bush, avec l’emblématique vice-président Dick Cheney, faucon parmi les faucons, et dirigeant, avant d’arriver aux sommet de l’état, de la compagnie Halliburton, qui a largement bénéficié des aventures belliqueuses de l’Amérique.
« J’ai récemment présenté une étude à l’Association américaine d’économie sur le thème : qui a bénéficié des guerres en Irak et en Afghanistan ? », a expliqué au Pariser, le Professeur Bilmes. « Cette étude a démontré qu’il y avait toute une série de bénéficiaires, notamment dans l’industrie pétrolière –particulièrement les raffineries qui produisent des carburants spéciaux pour les véhicules ou les avions ; les pays producteurs de pétrole ; les sous traitants militaires spécialisés, comme les entreprises qui s’occupent de la formation de la police irakienne ; mais aussi les entreprises de déminage, les entreprises de services logistiques aux armées ; et les entreprises qui fournissent aux militaires et à leurs familles des services d’assurance maladies ».
Au-delà de ces groupes dont la taille est telle qu’ils n’échappent pas à la curiosité de la presse, la « guerre contre le terrorisme » a justifié la naissance de ce que le Washington Post a dénoncé comme « un monde secret ». Dans une enquête de deux ans conclue en 2010, le Post a révélé l’existence de cet univers, qui se développe aux Etats-Unis sans aucun contrôle des élus ou du gouvernement. Les journalistes du plus renommé des quotidiens de la capitale fédérale ont exploré la multiplication des organismes d’état et des sociétés privées qui ont vu le jour après le 11 septembre. Ils ont répertorié 1.271 agences gouvernementales et 1.931 entreprises privées, qui ont jeté un véritable filet sur les Etats-Unis avec quelques 10.000 bureaux ou installations sur l’ensemble du territoire. Plus de 850.000 employés de ces entreprises sont détenteurs d’une habilitation « top secret », qui leur permet d’avoir accès aux informations considérées comme sensibles. Les analystes de l’anti-terrorisme ont accès chaque jour à 1,7 milliard de mails, de conversations téléphoniques, ou de tout autre formes de communications électroniques interceptées par la NSA–la plus secrète des agences de renseignements américains. Et ces même analystes, qui pour la plupart n’ont aucune connaissance de la région qu’ils traitent, de la langue qui y est parlée, et des structures sociales et culturelles qui y prévalent, produisent chaque année plus de 50.000 rapports, dont la grande majorité ne sont jamais lus. Et dans tous les secteurs de la lutte contre le terrorisme, la duplication des compétences paralyse l’action plus qu’elle ne la favorise. Ainsi, selon le Washington Post, 51 agences fédérales s’occupent dans quinze villes différentes de traquer les sommes d’argents suspectées de pouvoir financer des entreprises terroristes.
Absence de contrôle, gaspillages et fraudes
Le contrôle sur l’ensemble des dépenses militaires, aussi bien pour les grandes entreprises que pour la myriade d’officines qui se sont développées après le 11 septembre, est totalement inopérant, assurent les spécialistes. Les organismes officiels chargés de surveiller la manière dont le Pentagone dépense l’argent public qui lui est confié font systématiquement état de leur impuissance en la matière. « Des auditions récentes du Congrès ont démontré qu’en gros un dollar sur quatre des dépenses de guerre a été gaspillé ou détourné », assure le professeur Bilmes. En novembre 2011, un responsable du Bureau de la Comptabilité nationale (le Gouvernment accountability office) a expliqué devant la commission des forces armées de la Chambre des représentants que « des faiblesses profondes dans les processus de gestion et de contrôle financiers, le manque de données avérées, continuent d’empêcher d’évaluer les besoins du Département de la Défense ; de contrôler les coûts ; de garantir un minium de transparence comptable ; d’anticiper les futures dépenses ; de mesurer les performances ; de contrôler les fonds à disposition ; et de réduire le risque de fraude, de gaspillage et d’abus. » Pour le professeur Catherine Lutz, de la Brown University, « la fraude, le gaspillages, et les abus dénoncés par la commission du Congrès sur les dépenses de guerre en Irak et en Afghanistan, déjà évalués à quelque 60 milliards de dollars, vont se perpétuer ». A titre de comparaison, 60 milliards de dollars représentent trois fois le PNB de l’Irak avant le déclenchement des opérations américaines en 2003 dans ce pays.
Le complexe militaro-industriel, et la défaite d’Obama
L’incapacité ou même l’opposition du Pentagone à se plier aux règles de transparence financière ont inquiété depuis un demi-siècle les défenseurs de la démocratie aux Etats-Unis. Déjà en janvier 1961, le président Dwight Eisenhower dénonçait la naissance d’un complexe militaro-industriel qui échappait au contrôle de l’état. « La conjonction d’une immense institution militaire et d’une vaste industrie d’armement est un facteur nouveau dans l’expérience américaine. Son influence absolue –économique, politique, et même morale— se fait sentir dans chaque ville, dans chaque état, et dans chaque administration du gouvernement fédéral », déclarait dans son discours d’adieu à la nation le héros de la Deuxième Guerre mondiale, devenu président sous la bannière des Républicains. « Nous devons, dans l’administration des affaires du gouvernement, nous protéger contre l’acquisition d’une influence périlleuse, voulue ou non, par le complexe militaro-industriel », avait-il prévenu. « Nous ne devons jamais laisser cette combinaison mettre en danger nos libertés et le processus démocratique ».
Soixante ans plus tard, les prédictions de « Ike », qui n’était ni un pacifiste ni un théoricien du complot, semblent se réaliser. « La mise en garde d’Eisenhower était déjà une réalité lorsqu’il en a parlé », a assuré le Professeur Bacevich au Pariser. « L’alliance des militaires, des industriels et du Congrès est une dimension permanente de la vie politique aux Etats-Unis. Le complexe ne contrôle pas la politique de sécurité nationale du gouvernement, pas plus que le lobby juif ne contrôle la politique des Etats-Unis à l’égard d’Israël. Mais tout comme le lobby pro-Israel, (le complexe militaro industriel) bénéfice d’une énorme influence. »
Un des aspects les plus inquiétants de cette extraordinaire influence est qu’elle s’accompagne –en ces temps de menaces permanentes et diffuses– d’une intrusion sans précédent dans la vie des citoyens américains. « Aujourd’hui le défi vient de la Sécurité du territoire, qui coûte très cher et se montre exceptionnellement intrusive dans la vis privées des citoyens. Et ceci se produit sans opposition et sans contrôle adéquate », assure le Professeur Tirman, du MIT. « Tout compte fait », estime le Professeur Bilmes, « les guerres ont assuré des profits substantiels au complexe militaro-industriel et la prédiction d’Eisenhower s’est finalement réalisée ».
Lorsque le 25 janvier dernier, le président Barack Obama est monté à la tribune du Congrès pour délivrer son message sur l’état de l’union, il a dans son discours sacrifié lui aussi à la narration officielle de l’histoire des guerres américaines. « Nous sommes réunis ce soir pour rendre hommage à cette génération de héros qui a rendu les Etats-Unis plus sûrs et plus respectés à travers le monde », a-t-il déclaré, avec une grandiloquence très peu « churchillienne ». Puis il a loué la valeur des forces armées, et les a donné en exemple au reste de la nation pour construire une société plus forte et plus juste. A la fin de son adresse, il a touché au sujet qui occupait son esprit dès le début : il a annoncé son intention de réduire le budget de la Défense.« En accord avec les chefs militaires, j’ai proposé une nouvelle stratégie de défense qui doit garantir que nous ayons la meilleure armée du monde, tout en faisant une économie de prés de 500 milliards de dollars. Pour rester en avance sur nos ennemis, j’ai déjà envoyé au Congrès un projet de loi qui protégera notre pays du péril croissant des cyber-menaces », a-t-il annoncé. Le président Obama s’est gardé de préciser que ces économies –487 milliards de dollars exactement– étaient étalées sur une période de dix ans. Ces propositions devraient être déposées devant le Congrès dans leurs versions finales au mois de février, mais elles ont déjà alimenté le débat de la campagne présidentielle. Le candidat républicain Mitt Romney a accusé Obama d’affaiblir l’Amérique : « Nous ne pouvons pas continuer de réduire nos dépenses miliaires si nous voulons demeurer l’espoir du monde », a clamé l’homme d’affaire mormon. Parmi les représentants et les sénateurs, qu’ils soient démocrates ou républicains, le malaise est palpable : aucun ne veut prendre le risque de se prononcer publiquement en faveur de ces réductions, et s’attirer ainsi la colère et la vindicte des géants de l’industrie de défense. Pourtant, comme le notait le Financial Times, dans un éditorial, les coupes proposées par le président sont une « bagatelle ». Même si elles sont mises en œuvre, le budget Pentagone sera encore de 567 milliards de dollars en 2017, au lieu de 622 milliards si elles restent lettre morte. Et ces dépenses seront encore six fois supérieures à ce que la Chine, le pays présenté comme l’ennemi de demain, compte investir dans le même secteur.
L’exercice obligé du président en campagne du haut de la tribune du Congrès a démontré les limites d’un homme politique de bonne foi et de bonne volonté. Arrivé aux affaires avec l’envie de faire la paix, notamment dans la région la plus fragile et la plus stratégique du monde, le Moyen-Orient, Obama s’est peu à peu plié aux règles du jeu de la République impériale. Il a abandonné ses idéaux, ses désirs de dialogue, et ses ambitions de régler par la négociation les problèmes de la Planète. Il a dû donner des gages, et continue de le faire, aux militaires et aux industriels de la défense qui règnent en maîtres dans les cercles du pouvoir à Washington. « Au lieu de tresser des lauriers aux militaires, alors qu’ils se retirent d’Irak et d’Afghanistan, ne faudrait il pas se demander pourquoi les Etats-Unis ont dépensé tant de sang, de temps et d’argent, pour réaliser si peu de chose ? », s’interrogeait encore l’éditorialiste du FT, Edward Luce. « Hélas, critiquer les chefs militaires est encore un tabou aux Etats-Unis. Et leur prestige reste plus fort que jamais », poursuivait-il. Et même le chef élu de la démocratie qui se veut la plus vigoureuse du monde ne s’y risquera pas. « Même si personne ne peut plus l’accuser de faiblesse face au reste du monde, Obama n’est pas assez solide sur la scènes domestique pour lancer le débat dont l’Amérique a véritablement besoin », concluait, avec inquiétude, le quotidien des affaires de la City de Londres. Un débat sur la militarisation du pouvoir aux Etats-Unis, d’autant plus urgent que les menaces contre l’Iran et la Syrie s’accumulent. Et font craindre une nouvelle aventure belliqueuse et ruineuse dans une région du monde où depuis plus de 60 ans l’Amérique promet d’apporter la paix.
Par Jacques Charmelot