Salle comble et applaudissements fournis jeudi dernier au Théâtre National de la Monnaie à Bruxelles pour la dernière de Thanks to my Eyes, un objet théâtralo-musical aussi riche que non identifié. Salué par la critique lors de sa création à Aix en Provence l’année dernière, cet opéra contemporain est né de l’étrange rencontre entre deux artistes de talent, aux langues pourtant opposées. D’un côté, Joel Pommerat, homme de lettres et de théâtre, et ses mots simples, puissants, forgés par 20 ans d’expérimentation théâtrale. De l’autre, Oscar Bianchi, jeune compositeur de musique contemporaine pour lequel, la musique est par elle même dramaturgie; le littéraire et ses mots qui occupent la scène face au musicien et ses notes qui occupent l’espace. Ainsi, Thanks to my eyes raconte autant l’histoire d’un jeune artiste aux prises avec ses peurs et leurs expressions réelles ou fantasmées, que la rencontre désirée de deux univers aussi proches que potentiellement conflictuels.
De la transmission père/fils
Le «pitch» de l’Opéra qui dure une heure est relativement simple. Un jeune homme, Aymar, ne peut répondre à la demande de son père de reprendre le flambeau familial en devenant à son tour le plus célèbre acteur comique du monde. Cette impossibilité, représentée tout au long de la pièce par un costume de scène bordeaux qu’il n’endossera pas, va nous entraîner dans une série de tableaux illustrant autant la réalité de la peur que la peur de la réalité qui habitent ce jeune homme.
Pour symboliser d’entrée de jeu cette terrible pression de l’image paternelle, rien de mieux qu’un baryton barbu à la démarche lourde incarné avec brio par l’écossais Brian Bannatyne-Scott . Pour accentuer cette pesanteur, rien n’est laissé au hasard. Les postures sont figées, tendues, les mouvements lents, saccadés, comme lourds de leur propre existence. Les costumes masculins semblent sortir de la penderie d’un Kafka rendant visite à Bertold Brecht.
La scénographie joue sur les ombres, les noirs, les clairs-obscurs. Les nuances de gris sculptent les corps et enferment l’action tout en diffusant une impression de flou sur ce lieu du drame, censé être la montagne. D’ailleurs, tout au long de l’opéra la confusion règne, sommes nous dans la réalité, sommes dans l’esprit d’Aymar ? On a l’impression de passer de l’un à l’autre parfois dans le même tableau…
Un orchestre comme un personnage
La musique participe à ce va et vient. La fosse d’orchestre est dans cet opéra comme un personnage à part entière. Elle jaillit, commente, ponctue, dessine l’espace et s’efface comme un animal aux multiples sonorités. Le travail des musiciens, des techniciens et de Franck Ollu à la direction est remarquable, avec cette impression d’avoir affaire à une entité polymorphe qui utiliserait la musique et les sons en place d’images et de mots.
L’image de la mort est omniprésente. Directement, comme cette figure féminine, sorte de «petit chaperon noir» dont la robe cache le corps et la capuche masque complètement le visage ou, indirectement, comme cette représentation de la mère, vieillie, courbée, engoncée dans ses fichus de paysanne qui la font ressembler bien plus à une aïeule qu’à la mère d’un enfant de 20 ans.
Les figures féminines occupent la scène d’une manière précise. La mère, jouée par la comédienne Anne Rotger, ne chante pas, elle parle, d’ailleurs elle se parle plus qu’elle n’échange. Les autres femmes, elles, chantent comme la femme de la nuit, celle qui joue devant et pour Aymar dans une nuit réelle ou figurée ou l’admiratrice, celle qui aime, celle qui le voit dans ce qu’il ne veut pas être, ou pas encore. Ces deux sopranos, précises, claires et puissantes s’intègrent avec subtilité dans le corps hybride de cet opéra. Les quelques moments, surtout dans les scènes de fin, ou leurs voix peuvent se laisser aller à l’instrumentalité de la partition sont particulièrement prenants. Ils correspondent d’ailleurs au crescendo dramatique final menant à la conclusion de l’argument.
Adaptation d’une pièce de théâtre
Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cet opéra. Par exemple que le livret est un condensé de la pièce Grace à mes yeux du même Pommerat qui a décidé depuis longtemps de ne mettre en scène que les pièces qu’il écrit. Que c’est le premier opéra du compositeur. Que le fait d’avoir choisi l’anglais comme langue du livret n’était peut-être pas nécessaire. Que l’univers et les mots de l’homme de théâtre sont parfois trop présents et qu’un peu de légèreté, surtout dans le phrasé du père et d’Aymar, aurait peut être été bénéfique à l’ensemble.
On pourrait aussi ajouter que l’on lit avec plaisir le livret en français, que la musique de Bianchi mérite que l’on s’y arrête et que suivre ce jeune compositeur de 36 ans est certainement une bonne idée. Au final reste une oeuvre courageuse, riche, qui semble avoir emporté dans son élan tous ses participants et qui reste présente, à l’oreille comme à l’esprit, bien après la représentation.
Pourtant, sa singularité donnerait presque envie de la revoir en intégralité. Cela tombe bien, car le théâtre de la Monnaie, dans une vraie mission éducative et culturelle de service public, propose depuis samedi et pendant trois semaines « Thanks to my Eyes » gratuitement en streaming … De quoi vous même vous faire une idée…
Par Matthieu Emmanuel
Pour voir le spectacle en ligne
Thanks to my Eyes sera à Lisbonne en Mai et à Madrid en juin. Les infos de tournée sur le site de T&M (théâtre et Musique) qui a commandé l’oeuvre et provoqué la rencontre entre les artistes
Enfin, Allez jeter un oeil sur la mise en scène de Stefan Herneim pour Russalka de Dvorak… C’est encore visible pour quelques jour sur le site de la Monnaie (toujours gratuitement)… Vous nous en direz des nouvelles …