10 euros le litre! 10 euros! Ça y est, on l’a atteint ce fameux seuil! Enfin! 10 euros le litre d’air! La moitié de la population qui peut à peine se le payer et moi qui touche 10 euros pour chaque individu de la deuxième moitié. 10 euros le litre! L’air inaccessible…
Les hautes sphères quoi!
Moi je fais partie de ceux -des rares!- pour qui l’air, l’eau, le feu, la terre, tout est consommable. À l’infini. Un nabab quoi! Les autres peuvent crever du moment que je respire à pleins poumons. Les forêts sont à moi, les lacs aussi et les champs, les montagnes. Tout le bois du monde. Sur mes épaules. Pour moi. Et les miens. Rien que pour moi. Rien pour les autres.
Faut que je vous explique: je suis véreux, pourri. Mais pas plus que n’importe qui. Simplement moi je suis riche. Je peux tout me permettre. Je bois de l’absinthe, je me gave de caviar, je dors dans la soie. Le travail? Connais pas! Je pars aux champignons à l’automne, au ski l’hiver et au soleil le reste du temps. Je suis pourri, mais riche. Immensément!
Qui pourrait m’en vouloir? On m’envie, ça oui, mais qui m’en veut? Je respire, les autres étouffent. Je suis l’un des derniers heureux. Je suis l’un des derniers héros. Je peux divaguer à ma guise, personne n’est là pour le me le reprocher. Ou si peu… Milliardaire je vous dis et les 10 euros le litre c’est grâce à moi -et c’est pour moi. Les 10 euros c’est moi qui les prend, à chacun. 10 euros par personne. Tout dans ma poche. Je contrôle, je respire et je palpe. À chaque fois le bon numéro.
Et la terre, c’est rien. J’ai l’espace pour moi. Chaque jour s’ouvre un nouvel horizon. Les autres peuvent crever, le reste est pour moi. S’ils ne respirent plus, je fais respirer ailleurs. 10 euros chaque. Invincible, je vous dis!
On a fini par tout faire payer, et j’étais tout le temps de la partie. Pour pisser, pour manger, pour boire ou pour penser. Et maintenant, chaque jour, dans mon petit fascicule, j’ouvre de nouveaux comptes. Et ça paye! Et bien, même!… Sinon, ça crève!
Maître des mondes! C’est moi!
Ça gesticule autour. Ça râle. Ça crie. Mais ça meurt au final. Alors qu’importe… moi je suis là, en pleine santé. Je contemple l’œuvre de ma vie: moi et mes ouailles. Ils peuvent tous gueuler, je suis vivant, moi, et debout! Eux, ils ont qu’à crever!
Les hommes sont à moitié plus là. Non, j’exagère… il en reste, ce sont les miens. Quelques hommes. Mes hommes. Pour moi. Pour que je vive. Et eux ne vivent que par moi. Moi je suis l’homme. Euro par euro, Je deviens l’homme! je m’incarne au fur et à mesure qu’ils crèvent. Je m’incarne en eux. Ils disparaissent? M’en fous, je trouve autre chose. L’air, l’eau, le feu, la terre. Qui pourra dire que je ne suis pas le dernier des romantiques?
Je suis l’homme, le dernier.
De descendance il n’y aura pas. Pour qu’ils me prennent tout? Pour qu’il ne reste rien? Jamais! Tout pour moi! Les autres n’ont qu’à crever! Pas d’enfant, pas d’héritier. Immortel! Et satisfait! La mort n’est pas pour moi.
On me signale que le dernier des kangourous vient de disparaître. Il n’avait pas su mettre quoi que ce soit dans ses poches. Tant pis pour lui. Plus de kangourou? Et alors?. Reste-il des mammouths? Est ce que je m’en porte plus mal? Moi j’ai les poches pleines.
Ma langue est bien rose et bien musclée. Je lèche ce que je veux, quand je veux et qui je veux! J’ai un appétit énorme. Et je mange à ma faim. J’articule peu de mots, mais ceux-là me suffisent. Marche ou crève par exemple, ce sont mes préférés.
Mon magnétisme tient à ça: 10 euros! Pas un de moins! Je suis surpuissant, omniprésent. Qui peut quoi? Rien! Je suis là, debout et fier. Rien d’autre à faire! Je suis presque seul. Et alors? N’est-ce pas ce que je cherche? On me parle de l’iceberg dont le fond recèlerait plus que la surface; du nénuphar dont l’apparence ne serait qu’un songe trop fragile… Qu’importe! Moi, je me fais pavé dans la mare…
Tout le reste, c’est de la littérature. Ou pire, de la poésie! Moi je suis là pour vivre, les autres pour crever. Voilà. C’est simple. Moi je vais bien droit. Sans jamais louvoyer. Droit au but: un euro, puis un autre, puis encore un autre… c’est ça ma force. Je ne me perds jamais de vue. Les euros pour moi, aux autres les petites contrariétés…
Je suis un prince. Un prince en son royaume. Le prince du tout. Un roi, ma foi, un roi dénué de sujet. Mais non de verbe! Ah! Sans verbe que sont les sujets? Rien! Mais sans sujet, un verbe ordonne quand même… Un point c’est tout! Voilà ce que je dis!
Avec moi deux et deux font quatre, puis huit, puis seize, puis trente-deux etc… y’a jamais de fin. Jamais! J’accumule. Et vous crevez. Alors, qui a raison? Pas de réponse? C’est moi bien sur. Je suis un, et un et un font toujours moi! À moi les ripailles, les fêtes et les festins. On me sert et j’avale. J’engouffre. Tout! Un euro après l’autre. Si vous me donnez j’accepte. Si vous me refusez, je prends. Insubmersible! Un sacrifice universel. Et mérité. J’en fais mon lard. Vous ne feriez rien d’autre à ma place, vous le savez bien. Alors sacrifiez-vous sur l’autel de ma loi. Sans foi. La loi c’est moi! Une mise sous tutelle dont je serai le seul tuteur. Je tutoie et on me vouvoie. Voilà comment va le monde. Regardez-moi. Regardez-vous. Je suis là. Et pas vous. Je suis un prince. Je suis LE prince, n’oubliez pas, et vous mes valets.
Mon journal? Mes chaussons? Mon cigare? Mon coussin?
Vous pouvez disposez.