23 décembre 2011
Rue 89 change de voisins.

C’est la cerise sur le gâteau d’une année pourtant déjà bien chargée dans la vie des médias français. Alors que les nouveaux sites d’infos se multiplient (voir article ), Rue89, le précurseur des pure-players d’infos en ligne, vient donc d’être racheté par Claude Perdriel, déjà patron du Nouvel Observateur et de Challenges, Sciences et Avenir ou LePlus.fr.

Montant de ce joujou qu’il s’offre pour Noël ? 7,5 millions d’euros, murmure-t-on ici et là, même si Pierre Haski, fondateur du site et Claude Perdriel ne confirment aucun chiffre pour le moment.

Une annonce qui a provoqué des réactions par centaines. Sur le site de Rue89, ce ne sont pas moins de 702 réactions qui avaient été déposées par les internautes en 36h. Sur Twitter, le sujet a occupé pendant deux jours une bonne partie des conversations des nombreux journalistes qui s’y trouvent. Avec, au final, pour tous, une impression mi-figue mi-raison. L’impression que Rue89, le pionnier de « la nouvelle info » en ligne, vendait un peu son âme au diable. Que malgré les discours de Pierre Haski, l’aventure Rue89 se soldait par un quasi-échec et que la liberté de ton de sa rédaction n’allait sans doute pas tarder à plier sous le joug forcément oppresseur de ce représentant de la presse traditionnelle, et donc en partie vendue bien sûr, qu’est Le Nouvel Obs.

Une bonne nouvelle?

A l’heure où les quotidiens s’écroulent les uns après les autres, où France Soir a enterré son édition papier, où La Tribune est en soins palliatifs, et que  l’empire Hersant frôle la chute pure et simple -et l’on peut être sûr que certains de ses quotidiens ne se relèveront pas- sans oublier Le Monde qui se remet seulement d’une année 2010 où sa disparition a été sérieusement envisagée, voir Le Nouvel Obs débourser 7 ou 8 millions d’euros pour Rue 89 n’est pas forcément une mauvaise nouvelle et sûrement pas un échec. Parti de rien, dans un no man’s land que bien peu avaient osé essayer de défricher, le site a en effet construit une marque, une audience -2 millions de visiteurs uniques par mois et mis sur pied une équipe de 25 salariés. Mais surtout, il a changé la face de l’information en France. Plus un site ou un média, ne pourrait désormais se passer de cette dimension participative de l’information qui semble aujourd’hui une donnée de base à n’importe quel projet d’information en ligne mais qui a été à l’origine une véritable petite révolution dans le paysage médiatique français.

Penser l’information non plus comme un lieu figé n’appartenant pas uniquement à des journalistes enfermés dans leur tour d’ivoire, mais comme une place publique où ils échangent avec ceux qui la consomment et veulent également y intervenir, la corriger, la commenter, en débattre… C’est aujourd’hui un lieu commun, c’était à l’époque un pari audacieux, semble- t’il réussi. « Mais ils perdent 400 000 euros par an » dit-on, ce n’est donc pas viable. La belle affaire ! Le groupe Hersant, fleuron de la presse française a perdu plus de 200 millions d’euros cette année, Le Monde affichait une ardoise de 120 millions il y a peine un an… Et si l’on décidait de changer son point de vue, de basculer du côté obscur de la force, celui de la « presse traditionnelle » comme l’on dit pudiquement, cela ne ressemblerait-il pas à une réussite?

En rachetant Rue89, Le Nouvel Obs fait une belle opération. Après avoir lancé son propre site participatif en début d’année, son propre laboratoire avec LePlus, Le groupe de Claude Perdriel acquiert ici une marque, une audience, une expertise éditoriale et technique décisive dans la bataille de l’info en ligne en cours, mais également un potentiel de formation de ses équipes qui pourrait être un atout majeur dans sa stratégie de développement numérique. Et il le fait au bon moment, à quelques semaines de l’arrivée en force du Huffington Post en partenariat avec Le Monde, un lancement que l’on évoque autour du 12 janvier 2012.

Car s’il s’agit du premier, d’autres sont sans aucun doute à suivre. L’Express, Le Point et bien d’autres groupes de médias ne voudront pas laisser leurs concurrents prendre trop d’avance. Ils seront alors tentés de se rapprocher de sites existants plutôt que de devoir tout réinventer. Pendant ce temps, Slate, Atlantico et d’autres ont besoin de faire rentrer des fonds. De là à imaginer des rachats ou des prises de participation, il n’y a qu’un pas qui peut désormais être franchi par d’autres… Et franchement, qui aurait parié il y trois ans seulement que les géants de la presse papier, qui avaient la mauvaise habitude de regarder les pure-players avec condescendance, seraient prêt à signer des chèques de 7 ou 8 millions d’euros pour les acheter ?

Une reconnaissance

Ce rachat, c’est donc aussi la reconnaissance de cette révolution de l’information qui se fait en ligne, avec Rue89 bien sûr, mais avec tous les autres également. La reconnaissance par les médias traditionnels que tous ceux qui essayent de redonner goût à l’info aux lecteurs, de retisser le lien trop souvent cassé entre journalistes et public, sont aujourd’hui devenus indispensables.

Rue89 changera -t’ il? Sans doute,  comme un quartier que l’on avait découvert un peu par hasard et dans lequel on s’était installé avec plaisir, puis que l’on voit changer, grandir, se développer. Où l’on voit arriver de nouveaux riverains, achetant les appartements de ces voisins que l’on aimait bien. Certains riverains de Rue89 regretteront toujours ces premières années. Mais sauf si l’on rase tout bêtement, beaucoup d’autres apprécieront toujours de venir s’y balader régulièrement. Alors, ceux qui font la presse en ligne sauront-ils éviter le piège dans lequel bien des journalistes des médias traditionnels son tombés au fil des années, le mythe de la « grande époque », du « c’était mieux avant » qui en a empêché plus d’un d’avancer et de se réinventer ?

Par Erwann Gaucher


Présentation de Rue89 par benoitraphael

Archives : Pierre Haski, Pascal Riché et Laurent Mauriac, les fondateurs de Rue89 expliquent leur projet de site devant la caméra de Benoît Raphaël

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