1 décembre 2011
The shangaïer- L’arroseur arrosé

Qu’il y a t’il de commun entre une collectrice de déchets pauvre et illettrée et la photo à poil d’un artiste engagé ? Qu’est ce qui rapproche Chen Xianmei, cette migrante sans papier venue au secours d’une petite écrasée (voir précédent Shangaïer) et Ai Wei Wei, artiste mondialement reconnu pour son art et qui, après avoir connu les joies d’une très officielle et presque mortelle bastonnade, eut le privilège de passer 81 journées au secret en compagnie de joyeux drilles de la police politique et dernièrement l’immense plaisir de débourser quelque 8,45 millions RMB (le rénmínbì, littéralement la monnaie du peuple, est aussi appelée le yuan), soit 983 305,92 euros pour avoir le droit de faire appel d’une accusation- au motif très créatif- de fraude fiscale…?
Xianmei, la très pauvre anonyme, et Wei, le très médiatique opposant, sont devenus, chacun à leur manière et avec une ampleur que le gouvernement chinois ne semble avoir ni prévu, ni ne maitrise, des icônes morales, des exemples à suivre. Et, ce qui est bien pire lorsque l’on tente de formater l’opinion, un sujet de critiques sociales dont on débat sur le net chinois.

Un acte juste au pays du yuan tout puissant

Rappel des faits : Chen Xianmei est cette femme de 58 ans qui s’est portée au secours de cette petite fille de 2 ans renversée par deux chauffards après que 18 personnes soient passées par-devers elle sans lever le petit doigt. Ce que l’on sait moins, c’est que si les dons ont afflué auprès de la famille alors que la petite était encore entre la vie et la mort, c’est Chen Xianmei qui a été la première, sous les feux croisés des médias et des autorités, à recevoir de l’argent. Deux primes, modiques, ont été données par des officiels et plusieurs autres assez conséquentes par des entreprises locales. Le tout représentant quelques 120 000 RMB soit environ 14 000 euros. Grosse somme pour quelqu’un qui, en Chine, peine à joindre les deux bouts, exemplaire dans un pays -un Monde ?- où l’argent semble avoir remplacé toute autre forme de moralité…
Digne héritière de romans idéologiques qu’elle n’a pas lu et gênée de tant d’attention pour un geste aussi simple, Chen Xianmei  réagit avec difficulté à l’assaut des médias, comme si la présence des caméras, micros et officiels venus se faire photographier à ses côtés était aussi déplacée qu’injustifiée et donne aux parents de Yue Yue l’ensemble des sommes récoltées.
Les photos ont montré comment, au plus profond de leur désespoir, les parents se sont prosternés et effondrés de douleur aux pieds de celle qui essaya de sauver leur enfant, geste antique, millénaire pour exprimer leur respect, leur chagrin et leur gratitude. D’autres ont montré également comment un entrepreneur remet à Chen Xianmei, une liasse de billets sous les flashes des photographes.
Il serait facile d’opposer ces deux images, l’argent tout puissant d’un côté, le bon savoir moral et traditionnel de l’autre. Et l’on peut et doit imaginer les motivations mélangées de cet entrepreneur qui donne de l’argent en souriant. Se retrouver au centre d’un événement national avec la position du bienfaiteur n’est en effet pas désagréable pour l’égo. Mais cet homme est-il conscient qu’en agissant de la sorte, c’est-à-dire en encourageant ses compatriotes à agir en «bons samaritains» car ils seront financièrement récompensés, il accentue par son geste toute l’incohérence, l’injustice et les failles du système en place?
Des chauffards qui préfèrent achever une enfant parce qu’ils auront à payer moins pour elle morte qu’handicapée, des passants qui préfèrent ne rien voir pour ne pas risquer d’être pris dans un engrenage kafkaïen de procès et de compensations financières, n’est certainement pas la meilleure démonstration de cette société harmonieuse tant prônée par le gouvernement…

Comment retourner les faits au pays de la Vérité vraie

Raison pour laquelle la propagande officielle a été bien embêtée pour traiter cette tragédie, car ce que les chinois comprennent en toile de fond, c’est autant la disparition totale des valeurs traditionnelles -la famille, l’entraide dans le cercle de la communauté, la protection des enfants- qu’un système de valeurs et de loi, écrites ou non, qui mène une population à commettre des actes incompatibles avec les principes les plus simples du genre humain.
Pourtant, le Ministère de la vérité vraie sait réagir, sait retourner une situation à ce qu’il pense être son avantage. Les médias officiels sont allés dans le sens de cette perte de valeurs en mettant l’accent sur la dérive morale du pays. Avec cette incroyable morgue de ceux qui ont l’avantage de pouvoir réécrire l’histoire à leur guise, ils ont mis en cause la recherche par la société civile d’un modèle occidental fondé sur la quête effrénée du profit et dirigée par le culte de l’apparence… Qu’importe s’ils sont les premiers à vider les caisses du pays et les meilleurs clients, directement ou indirectement à travers leurs maîtresses attitrées, des plus grandes marques de luxe occidentales. Ils ont raison, il est bien temps de reprendre les rênes d’un pays qui commence à penser tout seul…

Culture, quand j’entends ton nom…

Et c’est exactement ce qui couve depuis que Hu Jintao à instauré, lors du 17eme Congrès du Parti communiste en octobre 2007, la nécessité de développer le Soft Power chinois, c’est-à-dire de développer internationalement l’aura et la visibilité de la culture chinoise.
La Chine doit rayonner dans le monde semblait-il dire. Ceci autant pour les yeux des occidentaux  que pour raviver l’orgueil nationaliste d’une population à qui l’on demande de plus en plus en lui donnant de moins en moins. Les Jeux Olympiques de Pékin comme l’Exposition Universelle de Shanghai ont été organisés dans la même veine et ce n’est pas un hasard si, cette année, lors du dernier congrès du Parti, il fut également question de culture, mais cette fois de culture intérieure. Il y a été question de renforcer la morale et de revenir à l’essence de la culture chinoise. «Quand on dit Culture, je sors mon revolver» disait prétendument Goebbels, et lorsque, en 2011, en Chine Populaire, un dirigeant évoque la nécessité de reprendre la culture en main, cela équivaut à mettre un bâillon à ceux qui parlent trop.
Et ceux qui parlent trop, ce sont les forums, blogs et micro-blogs ou, entre conseils pratiques, bonnes affaires et potins du coin, on se raconte ce qui se passe et qui pourtant n’existe pas, du moins pas dans les médias officiels… Arrestations, émeutes, problèmes sanitaires, scandales alimentaires, tout y passe… et cela n’est pas sans inquiéter les caciques de la vérité vraie qui y voient, à juste titre, un danger pour leur gouvernement.

Le smartphone, un instrument de diffusion massive

Ai Wei Wei comme Chen Xianmei et feu Little Yue Yue ont bénéficié d’une couverture médiatique directe et anonyme sans précédent. Ce n’est pas étonnant, selon les chiffres officiels donnés par le ministère de l’industrie et des technologie de l’information, la Chine compte 952 millions d’abonnés au téléphone mobile, 458 millions d’usagers du net et plus de 300 millions comptes de micro-bloggers actifs. Le logiciel de messagerie instantanée QQ compte quand a lui 1 milliard d’inscrits pour 600 millions d’utilisateurs réguliers. Pas étonnant que cela fasse réfléchir en haut lieu…
Il est bon de se souvenir que twitter est un des modes de communication globale préférée de AI Wei Wei et que les opposants, comme au bon vieux temps du tract recopié qui passait sous le manteau de main en main, ont toujours utilisé les outils mobiles pour faire circuler l’information. Il m’est difficile de ne pas voir la sévérité avec laquelle Ai Wei Wei a été et est toujours traité comme la volonté du gouvernement chinois d’envoyer un signal fort, non seulement aux dissidents «professionnels», non seulement à la classe internationale, mais aussi à tous ces bloggers qui prennent désormais beaucoup de  liberté avec ce qu’il ne faut pas dire.
Pour ce faire, le gouvernement va utiliser les bonnes vieilles méthodes avec Wei. Il va taper sur le physique (violence, emprisonnement, astreinte à ne pas quitter le territoire), la menace (attention, si tu parles, tu peux y passer) et le portefeuille : le montant du redressement fiscal imposé sans preuve à Wei est de 15 millions de yuans soit 1,7 millions d’euros. Pour parachever le tout, on vient d’apprendre que Ai Wei Wei se voit maintenant menacé à travers son assistant d’une nouvelle plainte pour pornographie au sujet d’une photo ou il apparaît nu et qui est somme toute bien prude en regard de nombreuses pubs pour magazines chics.
On s’imagine très bien ces violents bien-pensants se dirent qu’avec cela, non seulement il vont démolir Ai Wei Wei, le tenir en laisse mais aussi, à l’instar des décisions de justice qui ont provoquées l’indifférence des passants pendant le drame de la petite écrasée, ôter  l’envie à quiconque de reproduire son exemple ou d’intercéder en sa faveur.

Ai Wei Wei, un acharnement dangereux

Malheureusement pour le gouvernement, il est difficile de se battre contre ce que l’on a créé, on peut l’étouffer pendant un certain temps, mais il faut à un moment, comme dans la vie, faire face à ses problèmes avant que la cocotte n’explose… Lorsque la mère d’Ai Wei Wei prend connaissance de l’injonction et du montant astronomique de l’amende à payer, elle fait passer un message sur le net en disant qu’elle est prête à vendre sa maison pour aider son fils.
Sans avoir rien demandé, la famille Wei s’est retrouvée en moins de temps qu’il ne faut pour faire un clic, avec près de 5 millions de RMB sur les 8 millions nécessaires pour s’opposer judiciairement à cette décision absurde. C’est ainsi que 30 000 personnes ont nominativement prêtés de l’argent à Ai Wei Wei pour se défendre. Prêtés pour ne pas qu’il soit accusé de lever illégalement des fonds pour une quelconque organisation non autorisée.
Le gouvernement à ainsi obtenu exactement l’effet opposé à ce qu’il recherchait et, pour corroborer le tout, sa tentative pour accuser Wei de pornographie afin qu’il puisse rentrer dans le cadre défini récemment des «gros méchants» et pouvoir ainsi le punir pénalement, se solde par une campagne initiée par ses fans qui s’intitule « Ecoute, gouvernement chinois : la nudité n’est pas de la pornographie ». Campagne qui, en associant bouts de fesses à prises de positions politiques, à forcement fait le tour de la planète…
S’il faut espérer que le gouvernement relâchera la pression sur Ai Wei Wei, il faut surtout le congratuler car maintenant, de New-York à Paris, de Melbourne à Berlin, et surtout du Nord au Sud de la Chine, tout le monde sait qui est Ai Wei Wei…

Par Matthieu Emmanuel

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