24 janvier 2012
The New Yorker-Mitt versus Newt

Il y a encore quelques jours, la campagne électorale assoupissait l’Amérique. Chez les républicains, les primaires entamées le 3 janvier dernier en Iowa- le calendrier ici- ne suscitaient aucune passion et Mitt Romney, le plus modéré des candidats conservateurs, faisait figure de favori pour affronter Barack Obama le 6 novembre prochain. Tout semblait joué… mais tout est relancé depuis samedi soir, jour de la défaite cuisante de l’ex-gouverneur du Massachusetts en Caroline du Sud. Mitt Romney n’a remporté que 28% des votes contre 40% pour Newt Gingrich, l’ancien élu de Georgie et ex-Président de la Chambre des représentants, le politicien coriace au “charisme de pitbull”, selon le Washington Post. Une victoire d’autant plus symbolique pour Gingrich que la Caroline du Sud a, depuis 32 ans – depuis Ronald Reagan -, toujours choisi le candidat qui a reçu l’investiture finale du parti.

Gingrich le populiste révolté

“Mitt Romney, c’est le gentil, Newt Gingrich, c’est le méchant. Et aujourd’hui, il faut être méchant” me confiait samedi soir Karen, une Républicaine originaire du Texas, installée en banlieue new-yorkaise. Un juste résumé de la pensée de l’électorat conservateur de base qui souhaiterait voir, face au président sortant, un combatif comme Gingrich plutôt qu’un  tacticien comme Romney. “Au sein du parti républicain, Newt Gingrich représente l’aile très conservatrice et très révoltée contre le leadership”, explique Martin Schain, professeur de sciences politiques à New York University. “Il se présente comme populiste, un courant devenu important depuis 2008 et la naissance du Tea Party”. L’ex-élu de Géorgie sait taper là où ça fait mal: sur les élites. D’abord sur celles “de Washington et de New York qui ne comprennent pas les Américains, ne se préoccupent pas d’eux (…) et, en fin de compte, ne les représentent pas du tout” déclarait Gingrich, juste après sa victoire en Caroline du Sud. Des déclarations qui laissent songeur quand on sait qu’il a fait partie de cette “élite de Washington” durant 20 ans. Élu au congrès en 1978, réélu six fois, il fut nommé Président de la chambre des représentants en 1995. Comme l’écrit Ezra Klein dans son blog du Washington Post: “Si Newt Gingrich ne fait pas partie de l’élite de Washington, alors personne n’en fait partie”. Il est vrai que l’ancien représentant a de quoi être amer: après avoir réussi sa “révolution républicaine” mettant fin à quarante années de majorité démocrate à la Chambre, il fut poussé à quitter le Congrès en 1999, lâché par ses propres amis politiques. Donc les petites phrases assassines, les coups bas et les trahisons, Gingrich connaît bien. Le vieux loup de la politique a également réussi à rallier les électeurs républicains en fustigeant les “élites des médias”. Selon les sondages, deux électeurs sur trois ont voté en fonction des débats télévisés. Or le dernier avant le vote de Caroline du Sud, jeudi soir sur CNN, lui a offert une véritable tribune: alors qu’il était empêtré dans des histoires d’infidélités, révélés par sa deuxième épouse – il a été marié trois fois -, il a dénoncé les médias “qui font les poubelles” et qui “protègent Barack Obama en attaquant les républicains”.

Romney le modéré ambitieux

Mitt Romney lui, a toujours voulu rester au-dessus de la mêlée, trop au-dessus. L’ex-gouverneur du Massachusetts a maintenu jusqu’à présent un ton courtois dans les débats,  renforçant son image lisse de modéré, de “Rino”, Republican in name only selon l’expression consacrée des plus conservateurs, ce qui peut rassurer lors de l’élection présidentielle elle-même et capter les “swing voters”, ces électeurs indécis qui font toute la différence au moment du scrutin. “Mais en cette période de la campagne, où seuls les plus enthousiastes des républicains, et donc les plus radicaux, sont mobilisés, c’est un handicap certain” souligne l’historienne et politologue franco-américaine, Nicole Bacharan. L’heure est donc à la défense des idées les plus conservatrices, ce que fait Newt Gingrich – ou encore l’ex-gouverneur de Pennsylvanie Rick Santorum, arrivé en tête dans l’Iowa et en troisième position en Caroline du Sud. Il n’est pas bon de passer trop tôt pour un modéré.

Mitt Romney s’est lancé tardivement en politique, plus de vingt ans après Newt Gingrich, or ils n’ont que quatre années d’écart – 64 ans pour Romney, 68 ans pour Gingrich. Il n’a cependant pas choisi le plus facile pour démarrer: c’était en 1994, aux élections sénatoriales, et son adversaire démocrate n’était autre qu’Edward Kennedy. Il est souvent reproché à Mitt Romney d’avoir suivi les traces de son père George et de ne pas avoir cherché à en sortir: il est mormon et homme d’affaires comme lui, il fut lui aussi gouverneur – du Michigan pour George, du Massachusetts pour Mitt. Et comme son père en 1968, Mitt Romney vise depuis quatre ans l’investiture républicaine pour l’élection présidentielle. Mais il espère bien que la comparaison s’arrêtera là: George Romney s’était finalement fait complètement dépassé par un candidat nettement plus rompu à la politique: Richard Nixon.
Entrée tardive en politique, mais ambition précoce: “Il a toujours voulu être Président. À 20 ans, il le disait déjà, son entourage aussi”, se souvient Nicole Bacharan depuis l’université californienne de Stanford. Elle a bien connu, petite fille, le jeune missionnaire mormon lors de ses années françaises. Entre 1966 et 1968, Mitt Romney est en effet venu prêcher la bonne parole de son Église à Paris et à Bordeaux. “Il venait à la maison, en région parisienne, mes parents l’invitaient souvent car l’aimaient bien. C’était un homme charmant et drôle. Rien à voir avec le Mitt Romney d’aujourd’hui, complètement robotisé et non authentique”. Nicole Bacharan ne cache pas son agacement en entendant les déclarations anti-européennes de Romney – “L Amérique ne sera pas l’Europe du 21e siècle”, “l’Europe ne fonctionne pas en Europe et cela ne marchera jamais ici!” répète-t-il.  Or tous les témoignages concordent: Mitt Romney a aimé son séjour en France, le mode de vie et la culture de l’Hexagone. Une francophilie qu’il a désormais étouffée – aucune trace de ses trente mois français dans sa biographie officielle – mais qui fut ressortie par ses adversaires politiques.

Parler français: trop élitiste

Il est particulièrement savoureux de constater que les attaques les plus virulentes proviennent du camp Gingrich. L’ancien élu de Géorgie a lui même vécu à Orléans avec ses parents entre ses 14 et 16 ans, il est l’auteur d’une thèse de doctorat sur “L’Education au Congo belge entre 1945 et 1960”, thèse soutenue à l’Université Tunale  à la Nouvelle-Orléans et dirigée par le belge francophone Pierre-Henri Laurent. “Bien difficile de penser qu’il est possible d’écrire sur le Congo Belge des années 40 et 50 sans maîtriser le français” rappelle très justement Nicole Bacharan. C’est pourtant Gingrich – ou du moins le PAC, comité d’action politique, officiellement indépendant, qui recueille les dons destinés à financer des campagnes en faveur ou a l’encontre de tel ou tel candidat,  notamment à coup de campagnes de publicité – qui a lancé une vidéo sur “Romney le Français”. Sur des images datant de la présidence de Romney au comité des Jeux Olympiques de Salt Lake City en 2002, ont été collées, en guise de sous-titres, des déclarations que Romney a autrefois tenues, des prises de position modérées, sur l’avortement par exemple, mais sur lesquelles il est revenu durant la campagne. Cette vidéo fait sourire Shanny Peer, Directrice de la Maison Française à l’Université de Columbia. “Cela est en fait rassurant pour tout modéré car peut laisser espérer que Romney reviendra à ses premières positions! Plus sérieusement, cela correspond à un certain anti-intellectualisme et isolationnisme culturel chez le citoyen américain moyen — une tendance encore plus exagérée chez les républicains. Parler une autre langue peut être un désavantage, comme ce fut le cas pour Jon Huntsman avec le chinois » – l’ancien ambassadeur en Chine a quitté la course à la candidature la semaine dernière et s’est rallié à Mitt Romney. « Mais le français, pour un certain électorat, c’est pire que toutes les autres langues européennes: c’est élitiste, féminin – l’apprentissage du français est très féminisé aux États-Unis, alors que celui de l’allemand est masculinisé – et rassemble tous les stéréotypes”: la France qui a trahi l’Amérique au moment de la guerre en Irak, la France terre “socialiste” avec ses multiples acquis sociaux… “En fait”, poursuit Shanny Peer, elle même américaine originaire de Seattle, “l’électorat moyen ne s’attend pas à avoir un président intellectuel et éduqué. Il attend de lui d’être pragmatique, sachant prendre des décisions”.

Le businessman “successful” versus le “lobbyiste”

C’est pourquoi le Romney businessman a tout pour plaire outre-Atlantique, par opposition au Gingrich politicien. L’ancien gouverneur du Massachusetts a créé et dirigé le fond d’investissement Bain Capital, société spécialisée dans la restructuration d’entreprises. Sa bonne gestion des affaires lui a permis quelques bons gestes, comme en 2002, quand il a sauvé de la faillite les JO de Salt Lake City – siège de l’Eglise mormone. “Je ne vais pas m’excuser d’avoir réussi” ne cesse-t-il de répéter. Romney se présente comme un homme de terrain, capable de gérer une entreprise et de comprendre les réalités de l’économie – en opposition à ses principaux rivaux républicains. Un homme pragmatique, oui, sauf… qu’il a aussi gagné beaucoup d’argent. Sa fortune est estimée à 250 millions de dollars.“Il n’y a pas de mal à être riche”, explique Larry Kotlikoff, professeur d’économie à Boston University, candidat indépendant à l’élection présidentielle. “Il a fait de l’argent en étant un capitaliste pur et dur, ce qui n’a rien de diabolique en soi. Mais cela a impliqué le licenciement ponctuel de beaucoup de gens”. Et aujourd’hui, ça ne passe plus du tout. La crise est passée par là, le mouvement Occupy Wall Street, même s’il reste limité en nombre, existe bel et bien avec toute la résonance que l’on connaît. “Les inégalités sociales se sont creusées ces vingt dernières années. Les Américains pensent maintenant en terme de justice sociale” assure Nicole Bacharan. L’image de l’homme d’affaires qui doit sa richesse à son travail et son mérite est largement écornée. D’autant plus quand on paye peu d’impots. Une polémique a éclaté au sujet du taux d’imposition ridiculement bas de Mitt Romney, 15% a fini par avouer l’intéressé sous la pression de ses adversaires. Un taux très inférieur aux 25% imposés à l’Américain moyen, ou encore aux “plus ou moins 30% appliqués à un universitaire” confie Martin Schain de NYU. Même si cela résulte du système d’imposition en vigueur aux États-Unis – tout est légal -, chaque Américain garde à l’esprit l’aisance financière de Mitt Romney, le plus fortuné des candidats de toute l’histoire de la campagne présidentielle du pays. De surcroît, Bain Capital aurait ouvert différents comptes dans le paradis fiscal des îles Caymans… ça fait beaucoup et c’est devenu intolérable pour le citoyen qui travaille dur – quand il a encore un travail -, qui se bat pour rembourser son prêt immobilier, pour payer la scolarité de ses enfants.
Il est étonnant de constater que le côté “affairiste” de Newt Gingrich semble avoir eu peu d’impact sur le scrutin de Caroline du Sud. L’ex-élu du Congrès aurait perçu plus de 1 million et demi de dollars de Freddie Mac, la groupe de crédit immobilier au cœur de la crise financière de 2008, pour avoir prodigué des conseils en tant que… « historien”, a-t-il précisé, lorsque la polémique a commencé à enfler. Mitt Romney, peu offensif jusqu’à présent, compte désormais attaquer sur ce terrain. “Qu’a-t-il (Gingrich) fait ces quinze dernières années? Il a travaillé comme lobbyiste, vendant son influence à Washington” déclarait-il après sa défaite en Caroline du Sud. “Tout est faux!” a répondu Gingrich et cela a suffi à convaincre l’électorat républicain. Mais les prochains débats en Floride pourraient insuffler le doute.

La Floride, vote crucial

Quant à l’appartenance religieuse des candidats, dont on a dit qu’elle serait un élément décisif dans le scrutin des états du sud, elle semble avoir eu peu d’impact jusqu’à présent. “Traditionnellement, le catholicisme – Gingrich- et la religion mormonne –Romney– sont rejetées par la droite républicaine! Les électeurs n’ont donc pas le choix aujourd’hui” remarque Martin Schain. “En fait, ce qui joue vraiment, c’est d’être croyant ou non. Mitt Romney évoque peu son appartenance à l’église mormonne, Newt Gingrich, converti en 2009, parle une peu plus de catholicisme. Mais tous les deux se présentent avant tout comme des croyants, et cela convient aux républicains.”

Tous les yeux sont désormais rivés sur la Floride qui votera le 31 janvier, “l’élection la plus importante depuis le début des primaires” selon Martin Schain. “La question de l’immigration sera plus importante et différente dans cet état par rapport à ce qu’elle fut en Iowa, au New Hamshire et en Caroline du Sud. Intéressant de suivre le vote des électeurs d’origine cubaine, un électorat plus divers qu’on ne le pense. La deuxième et la troisième générations d’immigrés ne votent pas comme leurs pères et grands-pères. L’ancienne génération de Cubains est un peu comme la population portugaise en France: elle est de centre-droit”. Depuis l’Iowa, Newt Gingrich se montre favorable à l’intégration des hispaniques vivant depuis longtemps sur le sol américain. Mitt Romney a lui opté pour une politique moins souple – il s’était opposé au projet de loi présenté en 2006 par George Bush sur la régularisation des clandestins. Cela jouera certainement en Floride, mais difficile de prédire dans quelle mesure. Le vote du 31 janvier sera en tout cas déterminant: en cas de victoire, Mitt Romney redeviendrait le favori à l’investiture, une deuxième position l’affaiblirait davantage encore. Comme l’écrit John Cassidy dans The New Yorker, “si Newt Gingrich n’arrive pas à battre Mitt Romney, il lui aura donné, en tout cas, la peur de sa vie”. La campagne promet d’être longue et, finalement, pleine de surprises…

 

Par Elisabeth Guédel

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