14 novembre 2011
The Bangkoker- Tsunami à vitesse réduite


Cette semaine à Bangkok, c’est la pleine lune. Et la fête de Loy Kratong. Une tradition vieille de centaines d’années pour honorer la fin de la saison des pluies et implorer la déesse de la rivière afin qu’elle emporte les peines et amène de la joie pour l’année qui vient. Loy  Kratong nous entendra-t-elle ? Il y a encore un peu moins d’un mois, l’on pouvait voir sur une photo satellite de la Thaïlande, un immense lac avec un embryon d’île à peine visible. Cette petite île, c’est la capitale du Royaume qui voyait ses douze millions d’habitants se serrer les coudes en attendant l’inondation. Le lac comptait des milliards de mètres cubes, l’accumulation des pluies de la mousson la plus dense et la plus longue depuis cinquante ans. Le phénomène était accentué par des ruissellements de pluie depuis les collines aux arbres arrachés qui s’étaient précipités dans un bassin déjà bien détrempé depuis quelques mois. Lorsque deux retenues d’eau dangereusement pleines ont ouvert leurs vannes simultanément au sud dans la rivière Chao Praya qui fait le tour de la capitale, les digues ont très vite été dépassées. Les maisons et usines des quartiers nord de Bangkok se sont retrouvées sous trois mètres d’eau ! Les habitants des rez-de-chaussée de la capitale, comme moi, ont reçu la consigne de placer leurs effets personnels au deuxième étage. J’ai attendu. Les chalands pris de panique se sont précipités sur le riz, les œufs, le papier de toilette et l’eau.

Sacs de sable

Une semaine plus tard, tous ceux qui n’avaient pas encore les pieds dans l’eau ont été encouragés à quitter la ville. Les écoles ont fermé leurs portes. Des tas de sacs de sable ont commencé à faire leur apparition en haut et en bas de ma rue. Mais de l’inondation, pas une trace. Mon quartier, qui est probablement sujet aux inondations éclair de grande ampleur, était considéré comme une zone de danger, mais je ne sais pas pourquoi. Nous vivons à environ un kilomètre d’un canal au nord et à deux kilomètres d’une boucle de la rivière Chrao Praya en crue, au sud. J’ai déplacé ce qui pouvait l’être facilement et disposé des sacs en plastique autour des pieds en bois des meubles restants. J’ai juché la table à manger en bois ainsi que le placard tibétain sur des briques de journaux non lus emballées dans des sacs poubelles. J’ai stocké tellement de nourriture surgelée que mon congélateur s’est déclaré en grève et que le poulet a pris des teintes verdâtres. Tout cela pour finalement me rendre compte qu’en cas d’inondation, il n’y aurait de toute façon plus de courant… J’ai attendu.
Le gouvernement et les Nations Unies ont fermé leurs bureaux pendant plusieurs jours. J’ai placé un sac de sable dans les toilettes du bas. Dans notre petit jardin, la moitié de mes voisins a fui. Certains sont partis en Australie et d’autres sur une plage. Ma propriétaire n’avait pas de lieu de repli. L’accès à sa maison dans la périphérie nord de Bangkok a d’abord été coupé par les flots, puis elle s’est retrouvée avec deux mètres d’eau à l’intérieur. La maison de sa mère, à l’est de la ville, n’est pas en meilleur état. Nous avons attendu.
Même si l’inondation progresse vers le sud, à raison d’un kilomètre par semaine, il y a eu une volonté du pouvoir de préserver le quartier d’affaires du centre ville de Bangkok. Le gouvernement s’est démené pour détourner ce qu’un Américain a appelé le « tsunami à vitesse réduite ». Il a sacrifié de larges pans des quartiers ouest, nord et est, qui sont restés les pieds dans l’eau, rapidement croupie. La population qui pâtissait de la situation du côté inondé des digues, et dont la colère est compréhensible, a tenté de les détruire. La police a été envoyée pour monter la garde. Sur les cinquante quartiers que compte Bangkok, onze ont été évacués.

En attendant la grande innondation

Le temps est redevenu plus clément. Les touristes ont repris leurs allées et venues. Les dernières pluies sont tombées il y a deux semaines, mais tous les coins secs de la ville attendent toujours de pied ferme la Grande Innondation. Dans mon quartier au cœur de la capitale, les magasins de meubles ont tout mis en ordre et les devantures sont cachées derrière des murs de béton construits à la hâte ou des boucliers de toile plastique, voire les deux. Des milliers de mètres cubes d’eau affluent encore du nord vers la mer, au sud de Bangkok. Peut-être que l’innondation nous atteindra dans une semaine.  Peut-être qu’elle ne viendra jamais. Ou en tout cas pas cette année. Une autre tour, à un pâté de maisons, a commencé à se calfeutrer aujourd’hui : des maçons ont construit un mur de parpaings de cinq niveaux le long de ses rues adjacentes.
Fatiguées d’attendre, les écoles internationales rouvrent leurs portes. La plupart de mes voisins sont de retour. L’un d’entre eux, professeur d’origine Néozélandaise, a expliqué : « Nous en avions assez de vivre à l’hôtel ». Mae Weeramatheewong, 40 ans, propriétaire du magasin de proximité de mon quartier, se démène pour se réapprovisionner en bière, Pepsi et en eau. Il y a deux semaines, elle aussi a édifié un mur en parpaings sur le trottoir après avoir décidé qu’une pile de sacs de sable ne suffisait pas. Elle n’est pas certaine que les eaux viendront jusqu’à nous, mais après avoir vu ce qui ressemblait à un millier de sacs de sable arriver pour l’immeuble d’à côté, elle a paniqué. « Je ne fais pas confiance à ce gouvernement », a-t-elle déclaré récemment, en faisant référence au flux constant d’informations contradictoires et d’alertes confuses qui nous abreuve, ainsi qu’à la gestion inepte de l’eau. Pour ajouter à la confusion, le pouvoir est entre les mains de politiques querelleurs et de néophytes, dont le Premier Ministre, Yingluck Shinawatra, est la plus jeune sœur de l’ancien Chef de Gouvernement Thaksin Shinawatra,  limogé, qui évite une peine de prison pour corruption en restant en exil à Dubaï.  Cette semaine, une alerte a confirmé que 38 % des prélèvements d’eau étaient contaminés par des bactéries. Puis, on a rapporté 72 cas de diarrhée dans un immeuble qui a été envahi par les eaux : tous les malades avaient bu de l’eau du robinet.
Par peur des incendies en cette fête de Loy Kratong, le gouvernement cherche à prévenir les offrandes traditionnelles, faites de fleurs, de bougies allumées et d’encens chargées sur des « embarcations » en forme de lotus, qui sont jetées dans la rivière, ou plutôt, vu la situation actuelle, dans un vaste salon inondé. Aujourd’hui, on préconise de former des flottes de boulettes de micro-organismes purificateurs pour tenter de nettoyer l’eau croupie.
Peut-être nous faudra-t-il encore attendre la joie un certain temps…

par Karen Emmons

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