3 janvier 2016
Rentrée musicale sans frontières

MSM_03_©Photographie_Panatonic_2013©Stéphane_Brügger

A l’heure des vœux de la nouvelle année, le Melomaner aux semelles de miles vous propose un coup de rétroviseur sur la vie musicale en Europe, voire au-delà, depuis la rentrée, tel un album pour rappeler que les terroristes n’arrêtent pas l’art, et qu’il n’y a aucune raison pour qu’il en soit différemment en 2016. Alors, à vos cartes d’embarquement…

Primeur scandinave

Sans doute pour conjurer la précocité d’un hiver, qui, cette année, semble décidément bouder, les pays nordiques n’attendent pas la fin du mois d’août et des festivals d’été pour ouvrir leur saison. Ainsi Oslo et son nouvel opéra baigné par les eaux du fjord et inauguré en 2008 met à l’affiche une reprise de Don Giovanni, dans la mise en scène de Thaddeus Strassberger, aux côtés d’un Barbier de Séville réglé par François de Carpentries. Doté d’un auditorium en bois foncé de 1300 places et d’une salle plus petite de 400 places, le plus grand bâtiment culturel de Norvège depuis la cathédrale de Nidaros à Trondheim – soit pratiquement un millénaire – est à la mesure des ambitions artistiques contemporaines, ce dont ne se privera pas cette relecture au goût du jour de l’ouvrage de Mozart dopée en couleurs sinon en crucifix, avec un Leporello – Marcell Bakonyi –  en blouson cuir et la Guardia Civil autour du cadavre du Commandeur. Pour son premier Don Giovanni, et ses débuts à Oslo, Björn Bürger ne démérite aucunement, et la baguette d’Antonio Fogliani assure le rythme à un spectacle de bonne tenue, à défaut d’être absolument novateur.

D’Oslo à Stockholm

Situé au cœur de la capitale suédoise, le Konserthus et sa façade bleu accueille, mi-septembre, Christoph Eschenbach à la tête de  l’Orchestre royal philharmonique de Stockholm, pour le Second Concerto pour piano de Rihm, créé en 2014, et dont le chef allemand, a, entre autres, assuré la première américaine à Washington au début de l’année. Avec Tzimon Barto en soliste, les volutes songeuses, presque extatiques ça et là, de l’Andante initial, contrastent avec les rythmes du Rondo et offrent un remarquable exemple de modernité plus chantante qu’intellectuelle. Après l’entracte, la Symphonie Fantastique de Berlioz exalte son romantisme puissant, au risque de manquer de modération dans une Marche au Supplice ou un Sabbat menés tous décibels dehors.

A quelques centaines de mètres, l’Opéra programme, en alternance d’une Carmen par Vincent Boussard, une Raymonda chorégraphiée par Pontus Lidberg. La conception, originale, imagine une mise en abyme du ballet dans les coulisses et ses rivalités où la danseuse étoile,  qui doit interpréter le rôle-titre – émouvante Luiza Lopes –  succombe au charme d’un nouveau soliste, endossant le vêtement rouge d’Abderakhmen – Bence Jancsula, d’un magnétisme certain. Son partenaire, à la ville comme à la scène, se montre rétif aux répétitions, mais ne veut pas se voir voler la vedette en Jean de Brienne – Dawid Kupinski, habile dans les caprices autant que la virtuosité. Drame des planches et exotisme des croisades se mêlent subtilement, sur fond de l’exquise partition de Glazounov.  Stockholm défend brillamment le grand répertoire.

L’Amérique sous le signe de Verdi

A New York, à quelques jours de la visite du pape François, le Metropolitan Opera ouvre sa saison avec une nouvelle production d’Otello de Verdi par Bartlett Sher. Les qualités cinématographiques de son travail, au diapason du cahier des charges des retransmissions sur grand écran dans les Gaumont et consorts, ne font plus de doute, ce dont témoigne la maîtrise des évolutions et rotations de l’architecture translucide de palais vénitien ou Renaissance sur laquelle sont projetées de menaçantes nuées vidéographiques imaginées par Luke Halls. Le spectacle, équilibre entre modernité et élégance, s’attache d’abord à l’efficacité. Plateau de stars comme toujours au Met : Aleksandrs Antonenko incarne un Otello d’airain, dont on n’a pas grimé en noir la face de Maure, comme cela était jusqu’alors la tradition. Avec son timbre sonore aux faux airs de Jon Vickers, ténor canadien disparu en juillet dernier et dont on célèbre la mémoire, le letton sent l’effort plus que le naturel. En Desdémone, Sonya Yoncheva livre une composition vocale jusque dans les intonations à la limite du parler et la caractérisation, rehaussant le belcanto au niveau de l’intensité dramatique. Le tempérament de la soprano bulgare se révèle dans la manière instinctive avec laquelle elle colore les sentiments. Zeljko Lucic affirme un Iago sans concession, tandis que Dimitri Pittas ne ménage pas la vigueur de Cassio. Dans la fosse, Yannick Nézet-Séguin imprime une énergie fluide à une partition dont il éclaire la richesse expressive – indéniablement, à tout juste quarante ans, le québécois se confirme comme l’un des meilleurs chefs de sa génération.

Côté est versus côte ouest

Direction San Francisco, où l’imposant War Memorial Opera House – où la décoration rappelle vaguement les missions espagnoles et l’imaginaire ouest américain – fait honneur à un Verdi plus rare, Luisa Miller. La reprise de Francesca Zambello ne s’égare pas dans des recherches scénographiques originales, et sert surtout de faire-valoir à une distribution largement dominée par le Rodolfo de Michael Fabiano. L’insolence de son éclat, auquel le public californien réserve une standing ovation méritée, le dispense peut-être parfois d’un peu de musicalité, ce qui n’empêche aucunement son impulsivité juvénile de résumer les tourments amoureux du personnage de Schiller. Leah Crocetto ne manque pas d’atouts pour lui donner la réplique en Luisa, quand les accents paternels ne font pas défaut au Miller de Vitaliy Bilyy. Daniel Sumegi n’oublie pas la vindicte du Comte Walter, qui avait promis Federica à son fils – opulente Ekaterina Semenchuk. Ajoutons encore le Wurm d’Andrea Silvestrelli, ainsi que l’italianità sans fard de la direction de Nicola Luisotti.

Montréal en tenue d’Halloween

Traversons les grands lacs pour la Belle Province, qui, à l’image de leurs voisins de la rive sud, ne lésinent pas sur Halloween. L’Orchestre symphonique de Montréal l’illustre avec un concert « OSM éclaté », placé sous le signe de cette fête d’origine celte, avec son lot de déguisements bigarrés, dans son quartier général, la Maison Symphonique. Inaugurée en 2011 au sein du complexe de la Place des Arts, l’auditorium adjacent à la salle Wilfried Pelletier où siège l’Opéra, n’a pas connu les vicissitudes de la Philharmonie de Paris, et le consensus autour du projet, soutenu par le gouvernement du Québec, s’est concrétisé en une unanimité autour de la salle de hêtre clair à l’acoustique modulée grâce à des canopées mobiles, à même d’accueillir un répertoire large (et dont la photo en tête de l’article donne un aperçu).

Sous la baguette du directeur musical, Kent Nagano, les incontournables des harmonies de fantastique et de sabbat, d’Une nuit sur le mont Chauve de Moussorgski à la Danse macabre de Saint-Saëns en passant par L’apprenti sorcier de Dukas, voisinent avec des raretés hautes en couleurs, telles la rhapsodique Tamara de Balakirev ou La sorcière de midi de Dvorak, où l’on reconnaît l’empreinte inimitable du compositeur tchèque. Bach et sa Toccata en ré mineur auront fait résonner l’orgue élégamment intégré à la conception esthétique des lieux, sous les doigts de Jean-Willy Kunz. Avec Psycho et Les dents de la mer, la contribution cinématographique n’est pas oubliée, et le programme s’achève par un Ghostbusters emmené par Marc Hervieux, figure de la scène musicale canadienne à l’énergie contagieuse : Montréal réussit admirablement à réunir culture et divertissement, sortant le concert classique de ses rituels usuels, pour un public sans doute renouvelé qui n’hésite pas à finir la soirée dans la party organisée à l’issue par la Maison Symphonique.

Bel canto à Madrid

Retour en Europe, dans la capitale espagnole plus précisément : le Teatro Real de Madrid prépare déjà la célébration de son bicentenaire, en 2018, et ouvre sa saison avec un Roberto Devereux importé de Cardiff. Plutôt que de figer l’histoire dans sa pompe élisabéthaine originelle de l’opus de Donizetti, Alessandro Talevi privilégie une scénographie moderne ma non troppo, sobre, meublée de métal, d’ombres et de teintes nocturnes – réglées par Matthew Haskins – tandis qu’un arachnide articulé suggère les contraintes du pouvoir qui emprisonnent la reine et son affection pour le conte d’Essex. Dans la seconde distribution, l’Elisabetta vigoureuse de Maria Pia Piscitelli se mesure au Roberto impétueux d’Ismaël Jordi, dont la luminosité latine ne néglige pas une ligne enfin apprivoisée. On apprécie la Sara généreuse de Veronica Simeoni, ainsi que l’autorité d’Ángel Ódena en duc de Nottingham. Familière du maître de Bergamo,la baguette d’Andriy Yurkevych fait preuve un sens du drame équilibré.

Le mois suivant, c’est une Alcina, également anglo-saxonne avec le metteur en scène David Alden, réalisée avec l’Opéra de Bordeaux où elle avait suscité la controverse en 2012, qui donne à la fosse du Teatro Real l’occasion de se frotter à Haendel. Bravant le baroquement correct sur instruments d’époque, Christopher Moulds tire parti des pupitres modernes de la phalange espagnole en allégeant les textures, au risque parfois du mécanique, sinon de l’artifice, en particulier dans les tempi. Le premier des deux casts est emmené par Karina Gauvin en magicienne éponyme à la séduction opulente. Le babil d’Anna Christy palpite  en synchronie avec la légèreté de Morgana, même si l’on peut y attendre un soupçon supplémentaire de piquant. Le solide Ruggiero de Christine Rice favorise une androgynie plutôt monolithique, aux côtés du métal de Sonia Prina en Bradamante stéréotypée. Le Melisso de Luca Tittoto et l’Oronte d’Allan Clayton ne font pas oublier la partie d’Oberto, souvent sacrifiée et confiée ici à Erika Escribà.

De la zarzuela au jazz

A deux pas de la Chambre des Députés, le Teatro de la Zarzuela est le domicile d’un genre typiquement espagnol. Entre raretés et titres bien établis, la saison célèbre un génie hispanique trop rare en France. La reprise de La del soto del parral, dans la production efficace d’Amelia Ochandiano, étrennée en 2010, donne ainsi à entendre l’une des œuvres majeures de ce répertoire, due à Soutullo y Vert, célèbre duo de compositeurs du début du vingtième siècle. On y retrouve les ingrédients essentiels de la zarzuela : amours contrariées, pittoresque et gouaille populaire, et une partition au lyrisme frémissant, avec quelques pages restées dans la mémoire collective, à l’image de l’air de Miguel que les ténors inscrivent souvent, à juste titre, à leurs récitals. Le plateau vocal se révèle au fait du style, et souvent de belle tenue, sous la direction généreuse de Martin Baeza-Rubio.

En prenant le train à grande vitesse vers le sud, on arrive, un peu moins de trois heures plus tard, sur la Costa del Sol, à Malaga. Ultraviolets et plages ne résument pas la cité andalouse qui a vu naître Picasso, et dotée d’une vie culturelle estimable – musées mais aussi musique avec le Teatro Cervantes, qui accueille mi-novembre, avec l’Echegaray, un festival de jazz. En ce jour d’armistice de la première guerre mondiale, China Moses, fille de la fameuse Dee Dee Bridgewater, remplace le concert d’Al di Meola initialement prévue. La chanteuse étasunienne est venue livrer le programme de son nouvel album, Breaking point, mêlant instinct rythmique et subtilité improvisatrice maîtrisant parfaitement ses standards, avec une sensualité et une sensibilité à fleur de peau où jeu de scène et authenticité se confondent. L’automne méditerranéen se fait transatlantique l’espace d’une semaine.

Düsseldorf en tournée israélienne

Le retour vers le nord s’autorise une escale méridionale, sinon proche-orientale, avec la tournée du ballet de l’Opéra de Düsseldorf en Israël. Derrière ses lignes blanches modernes qui rappelle la réputation de la ville en terme d’architecture, l’Opéra de Tel-Aviv, moins barricadé que notre France post-attentat, se montre friand de tournées de compagnies européennes et américaines, et accueille, en cette mi-octobre où il fait encore bon se baigner sur des plages de sable fin, le Ballet am Rhein pour Requiem, une chorégraphie de Martin Schlapfer sur le Deutsche Requiem de Brahms. Dans une scénographie noire et minimaliste qui souligne la puissance évocatrice des lumières, l’intensité de la partition romantique s’exprime dans une gestuelle qui rappelle parfois Pina Bausch. Entre soli ou duos recueillis et ensembles dessinés, l’ouvrage n’a pas besoin d’afficher la foi luthérienne du texte pour en exalter la spiritualité communicative.

Quelques jours plus tard, c’est à Düsseldorf même que l’on assiste à la dernière représentation d’une nouvelle mise en scène d’Arabella de Richard Strauss commandée à Tatjana Gürbaca. La Vienne Sécession du livret d’Hofmannsthal s’habille de costumes au parfum de jeunesse allemande d’il y a quelques décennies, sur fond de décor d’albâtre. Les paillettes ne se laissent pas corseter par le bon goût, sans altérer cependant l’émotion de la scène finale, portée par des solistes estimables. Dans le rôle-titre, Jacquelyn Wagner dégage un mélange de distinction et d’innocence, aux côtés de sa sœur Zdenka, touchante dans son travestissement contraint. Corby Welch n’omet pas l’implorant éclat de Matteo, quand le Mandryka Simon Neal allie rudesse et générosité du timbre. Le numéro d’Elena Sancho Pereg en Fiakermilli connaît ses aigus, tandis que la direction de Lukas Beikircher n’ignore pas la pâte orchestrale straussienne.

Spectacles de fin d’année

L’approche des fêtes de décembre se fait sentir dans la programmation, et si le Théâtre d’Aix-la-Chapelle offre aux enfants un divertissement sur mesure qui en oublie la musique avec les aventures du savant fou de l’intraduisible Satanarchäolügenialkohöllische Wunschpunsch, le Deutsche Oper am Rhein a fait venir de Munich La Princesse du Cirque de Kálmán, l’auteur de Princesse Czardas, dans une mise en scène conçue par Josef E. Köpplinger. Avec sa veuve mise en demeure de se remarier et son décor aux teintes slaves, l’intrigue évoque Lehar et La Veuve Joyeuse, autre pilier de l’opérette viennoise. Le spectateur qui ne parle pas à la perfection la langue de Goethe pourra sans doute éprouver quelque frustration devant l’abondance de texte parlé, quand bien même le décor de saltimbanques et les costumes austro-hongrois compléteront avantageusement des rythmes et des couleurs irrésistiblement pittoresques, sans céder à la vanité du folklore, et que Giuliano Betta fait vibrer à la tête de la phalange de la maison rhénane. Parmi les caractères bien trempés, on retiendra le Mister X de Carsten Süss, ou Romana Noack en princesse Palinska, emportés dans un tourbillon discrètement mélancolique.

Pour les derniers jours de l’année, Düsseldorf fait rimer marchés de Noël avec danse, avec un programme, intitulé b.25, tel un numéro d’opus, et réunissant pièces d’hier et d’aujourd’hui. Le langage très athlétique de William Forsythe dans Workwhitinwork redouble la virtuosité du Duo pour deux violons de Berio. Entre étude et narration abstraite, on retrouve l’écriture inimitable de l’un des plus grands chorégraphes de notre temps. Avec les Symphonic variations de Frederick Ashton sur la musique de Franck, c’est un regard vers un kitch british – version assez sobre ici – désormais révolu, jusque dans des positions un rien répétitives parfois, mais que l’on goûte avec plaisir. Two gold variations de Hans van Manen dégage une énergie évidente, portée par les deux premiers mouvements de Goldrush Concerto, pour percussion, de Jacob ter Veldhuis, qui démontre que modernité et lyrisme peuvent aller de pair. On peut rentrer alors rentrer en France les yeux scintillants de souvenirs.

Par Gilles Charlassier

Oslo, Stockholm – septembre 2015 ; New York, San Francisco, octobre 2015 ; Madrid, Malaga – octobre, novembre 2015 ; Tel Aviv, Düsseldorf – octobre, décembre 2015.MSM_03_©Photographie_Panatonic_2013©Stéphane_BrüggerMSM_03_©Photographie_Panatonic_2013©Stéphane_Brügger

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