Depuis son arrivée à la tête du festival de Menton en 2013, Paul-Emmanuel Thomas n’a eu de cesse de remettre la cité azuréenne au pinacle de l’été musical, que la succession un peu mouvementée du fondateur André Borocz – dont on commémora l’an prochain le vingtième anniversaire de la disparition – avait plus d’une fois passablement perturbé. Pour la cinquième édition qu’il présente – et soixante-huitième dans l’histoire du rendez-vous organisé dans la cité du citron, le chef d’orchestre français confirme son admirable instinct artistique, en sollicitant le parrainage de Fazil Say, plusieurs fois hôte du parvis de la Basilique Saint-Michel, et cette année libéré de la condamnation que la dictature d’Erdogan faisait peser sur lui. Notes et actualité diplomatique s’harmonisent avec intelligence.
Sous le parrainage de Fazil Say
La soirée d’ouverture, le 29 juillet, met ainsi en scène le pianiste turc, dans un programme mêlant avec tact Mozart et la musique d’aujourd’hui. Après une première partie symphonique, où le Hong-Kong Sinfonietta, placé sous la houlette de Yip Wing-Sie, fait résonner, avec une honnêteté parfois un peu raide, l’Ouverture des Noces de Figaro, avant la Symphonie n°41 en ut majeur, dite « Jupiter », le soliste invite, avec son Concerto pour piano n°2 « Silk Road », créé à Boston en 1996, à un voyage entre orient et occident, du Tibet à l’Anatolie. L’oreille se laisse charmer par cette succession de tableaux qui ne s’encombre pas de construction intellectuelle : aux effets de l’orchestre, avec un gong assourdi avant chaque mouvement, répond une virtuosité qui n’hésite pas à s’emparer des ressources du clavier, jusqu’à en altérer la sonorité par des procédés que ne renierait pas le piano préparé de Cage, plongeant la main dans l’instrument pour en pincer ou frotter les cordes.
L’interprète-compositeur se fait le médium d’une modernité qui ne rompt jamais le charme exercé sur les auditeurs : le directeur du festival sait combien la musique contemporaine a besoin de visages fédérateurs pour accompagner le public. Cette exhibition séductrice s’affranchit même plus d’une fois de la lettre du Concerto pour piano n°23 en la majeur de Mozart : plus qu’une interprétation, c’est à un dialogue privilégié, sinon privé, entre Fazil Say et l’innocent Wolfgang que l’on assiste. La forte personnalité du musicien turc rayonne encore dans les trois bis, où l’on reconnaît un Nocturne de Chopin, avant une variation originale sur le thème de Summertime, qui va jusqu’à faire chavirer une spectatrice se déhanchant dans les allées du parvis.
Premiers pas pour l’opéra
Trois jours plus tard, jeudi 2 août, c’est l’opéra qui fait ses premiers pas sous la statue de Saint-Michel. Jean-Christophe Spinosi est à l’office avec son Ensemble Matheus pour le Couronnement de Poppée de Monteverdi, rehaussé par la façade éclairée de la basilique, tandis que le chef invité, peu habitué à l’excellence acoustique des lieux, a cru nécessaire d’ajouter une rangée de micro sur le plateau pour amplifier son orchestre dans les tribunes, pénalisant un peu l’équilibre entre musique et paroles chantées, avant que l’ouïe ne trouve son point d’accoutumance.
Sans négliger les intentions dramaturgiques de l’orchestre, le mélomane s’attarde d’abord sur des incarnations hautes en couleurs. Emilie Rose Bry livre une Poppée sensuelle, qui contraste avec le Néron trop adulescent de David DQ Lee. Filippo Mineccia résume avec à-propos la déception amoureuse, tandis que Benedetta Mazucatto sait passer de la noblesse blessée d’Octavie à la fraîcheur de Damigella, qui se conjugue à celle de Zoe Nicolaidou, Amour et Valetto. Les rôles travestis ne s’économisent point, quitte à forcer le trait en l’absence de direction d’acteurs – Raffaele Pe en Arnalta, et Francisco Fernandez Rueda, la Nourrice. Mentionnons encore le Sénèque solide, incarné par Matthieu Toulouse, et la Drusilla d’Anna Sohn, sans oublier qu’à l’exception du couple souverain, les solistes assument également les nombreux personnages secondaires qui font tout le sel de la satire politique et sentimentale réglée par Monteverdi.
Le violon sur les sommets de la musique
Dernière étape de notre séjour, samedi 5 août, le retour de Christian Tetzlaff sur la scène mentonnaise, après un premier concert en 2015, présage une soirée placée sous le signe de l’excellence. Il est, cette fois, accompagné par le pianiste norvégien Leif Ove Andsnes, autre partenaire privilégié du violoniste allemand. Dès la Sonate n°27 en sol majeur de Mozart affleure une profondeur qui retient l’attention. Un incontestable sens de la construction confère à la partition une densité rare dans ce répertoire. Si le premier mouvement affirme une élégance un peu retenue, l’Andante cantabile déploie une remarquable richesse d’affects et de nuances au fil des variations, entre légèreté souriante et ressacs de mélancolie, tandis que les pizzicati transforment le violon en subtile guitare égrenant une finesse sonore portée par la pureté de l’acoustique du parvis. D’unec certaine manière plus continuité que contraste, la Sonate opus 134 de Chostakovitch nourrit un climat introspectif qui ne s’abîme jamais dans la facilité. L’architecture habitée de l’Andante initial esquisse délicatement la sourde obsession du souvenir, jusque dans d’ultimes échos façonnés dans le dénuement de la nuit. Après un Allegretto âpre et virtuose, mené comme une course haletante, le Largo final revient à cette alchimie entre la musique et le silence, modelée avec une intégrité évidente.
Après l’entracte, c’est à un compositeur majeur du siècle écoulé, encore trop négligé aujourd’hui, que le duo rend justice. On reconnaît dans sa Sonate pour violon et piano tout l’art inimitable de Janacek. Le Con moto est tressé de motifs ramassés, que l’on retrouve ailleurs dans l’oeuvre du musicien morave, et qui résonnent ici avec leur économie essentielle. La Ballade témoigne d’une authentique intelligence narrative, précédant un Allegretto qui évoque l’abrupt naturalisme expressif de son opéra Katia Kabanova, écrit quelques années après la sonate. Quant à l’intense finale, l’étrange tension entre l’archet et le clavier se résout dans une pudeur de larmes sèches. A rebours d’une brillance un peu superficielle qui prévaut parfois dans la Sonate de Ravel, les deux solistes explorent les textures de la pièce. Au frémissement de l’Allegretto répond un Blues où le violon, presque banjo, s’apparie avec les effets percussifs du piano, quand le Perpetuum mobile s’épanche avec une maîtrise et une fluidité qui se passent d’exhibitionnisme. La berceuse élégiaque de Sibelius offert en bis confirme la hauteur de vue de deux interprètes rares en France. Paul-Emmanuel Thomas peut s’honorer d’avoir fidélisé Christian Tetzlaff à Menton, festival désormais redevenu un des temples de l’excellence musicale.
Par Gilles Charlassier
Festival de Menton, concerts du 29 juillet, 2 août et 5 août 2017, du 29 juillet au 13 août 2017