3 décembre 2011

 Je m’appelle Emile. J’ai 52 ans. Pour moi c’est terminé.

Au début, j’y ai cru. Un appel d’offres, un gros client et c’était parti pour une petite société de services qui ne gagnait pas des mille et des cent mais on aimait ce qu’on faisait, à deux, trois, voire quatre personnes selon l’activité. Et les clients avaient l’air contents.

Quelques années plus tard, on perd notre plus gros client qui fusionne avec une autre société. Il faut en trouver d’autres à tout prix. Mailings, téléphones, rendez-vous ne suffisent pas. Ça n’accroche pas, la concurrence s’intensifie, les affaires ne s’enclenchent pas. J’ai l’impression de nager à contre-courant sans pouvoir atteindre la rive. Il faut se rendre à l’évidence, on perd de l’argent. Je décide alors de ne plus me payer pour sauver la boîte et je cherche un job à côté.

 

Malheureux ! Tu t’es regardé ? Cinquante ans passé, pas sorti d’une grande école, parcours atypique. Ce n’est pas le cumul des mandats, c’est le cumul des handicaps. Et des annonces le plus souvent anonymes pour lesquelles on est senior dès 30 ans. Et puis ne sais-tu pas qu’aujourd’hui le moindre recrutement fait l’objet de règles draconiennes, d’une procédure strictement balisée, en un mot, d’un processus. Ce processus-là est implacable, rien ne peut l’assouplir, encore moins l’interrompre. Les DRH y veillent et sont intraitables. CV pré-cadrés, candidatures informatiques soumises à des moteurs de recherche infaillibles, critères d’hyper-sélection systématiques, aboutissent à des résultats automatiques imparables.

 

Après plusieurs tentatives, je comprends assez vite que je ne vais pas être le chouchou des recruteurs qui préfèrent largement le clonage à la diversité et mettent consciencieusement les seniors dehors malgré leurs beaux discours. Je n’atteinds même pas le stade du premier entretien. Amis, réseaux, relations, tout y passe, rien n’y fait. Les processus sont intangibles, intouchables, inoxydables.

 Un jour, un cadre dirigeant d’une grande banque me reçoit courtoisement. Couloirs feutrés, secrétaire à disposition, tasse de thé. « Je doute fort qu’après une dizaine d’années dans le conseil, vous puissiez vous adapter à l’entreprise » me dit-il en substance sans me connaître. Me voilà proprement étiqueté. Il va réfléchir à qui transmettre ma plaquette en interne et ne manquera pas de revenir vers moi. Il n’en fit rien. Etiqueté et classé.

 Allons Emile, remue-toi, pas d’Assedic ni de RSA pour les gérants comme toi. La dame de la CAF a même enfoncé le clou : « Ah vous vous êtes mis consultant, vous vouliez gagner de l’argent. Aujourd’hui vous en êtes là, il fallait y penser avant. » Me voilà doublement étiqueté. Allez, me dis-je, secoue-toi, bouge, bouge ! A force de contacts et de remise en cause, j’envisage un job peu qualifié en CDD dans un grand groupe industriel ce qui me permet d’élargir mon domaine de compétences et de rejoindre l’entreprise. Mais impossible de postuler par la voie normale car cette fois, je suis trop diplômé ce qui bloquerait le processus.

Grâce à des amis qui se mettent en quatre, un Directeur du Groupe concerné m’appuie auprès d’un patron d’usine injoignable que je parviens quand même à rencontrer en réussissant à me faufiler dans l’espace VIP, lors du Salon annuel. Charmant, il accueille mon projet avec intérêt et sympathie.  « C’est d’accord, on va vous intégrer dans un atelier de production, me dit-il. Je vous rappellerai d’ici un mois, le temps de mettre les choses en place avec la DRH. » Mon corps se raidit un dixième de seconde au son du mot DRH. Je m’en veux de cet instant de doute et je l’écoute, confiant. Cette fois cela paraît gagné. Je me détends et me laisse aller à quelques verres de champagne.

Puis, rien. Les semaines passent sans aucune nouvelle. Mes relances produisent l’effet d’un liquide gazeux qui se dissout dans l’océan. Je persévère et j’apprends enfin que le dossier est aux mains de la DRH de l’usine que je finis par rencontrer. Sa mise au point sonne la fin de la partie  : « Ah mais les choses ne se passent pas comme çà chez nous. Il y a un processus. On le respecte ». Retour à la case Départ. L’angoisse pointe furtivement son nez, au petit matin, par intermittence, puis régulièrement, comme un visiteur fidèle à son rendez-vous. Et un jour, à l’aube, les sanglots me cueillent. Lentement, doucement.

 Que faire alors ? Quitter cette vie, quitter ce monde qui ne veut plus de moi ? Insensé ! Tu seras bien avancé. On attribuerait ton geste à un état déprimé, instable. Tu auras provoqué de la surprise, voire un étonnement teinté de reproche, un peu de pitié tout au plus. Et le monde n’aura rien changé à ses habitudes. Les processus n’ont pas de sentiments.

 Que faire alors ? Poussé par la colère qui me traverse parfois, j’irais poser une bombe ? Mais où, contre qui ? Un DRH au hasard ? Le patron de Michael Page qui fait de  la discrimination massive ? Et après ?

 Dans les journaux, j’apprends qu’on veut demander aux allocataires du RSA de faire des travaux d’intérêt général équivalant à sept heures hebdomadaires, avec une petite rémunération en plus. Moi, s’il faut travailler sept heures par semaine pour l’avoir  le RSA, soyez en sûr, je signe tout de suite.

 

Par Emile Taratu

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