12 août 2019
Week-end à Innsbruck sous le signe de Farinelli

Quand on parle de l’Autriche, on pense d’abord à Vienne, et, si l’on cède à la carte postale surannée, à la valse et à l’impératrice Sissi. Ce serait pourtant bien réducteur pour un pays au rayonnement culturel évident sur la carte de l’Europe, avec entre autres, à Salzbourg, l’un des plus grands creusets de festivals de théâtre et de musique – pas moins de quatre rendez-vous au fil de l’année. Mais la ville natale de Mozart ne doit pas faire oublier une autre cité d’art et d’histoire, nichée au cœur du Tyrol autrichien, Innsbruck. En cette année qui célèbre le cinq centième anniversaire de la mort de l’empereur du Saint-Empire Romain Germanique, Maximilian I, le festival d’Innsbruck, consacré depuis plus de quatre décennies à la musique ancienne et aux résurrections du Baroque, propose, dans son édition 2019, un focus sur la figure de Farinelli.

Notre week-end s’ouvre avec la redécouverte d’un ouvrage du frère du célèbre castrat, Riccardo Broschi. Sous la houlette du directeur musical du festival, Alessandro de Marchi, Merope, opera seria en trois actes, est livré dans l’esprit d’une reconstitution d’époque, en une soirée de cinq heures et deux entractes. Rehaussés par les lumières élégantes de Tommy Geving, les cartons-pâtes et les armures fanfreluchées de Stephan Friedrich, sans oublier les maques et perruques conçus par Fred Lipke, inscrivent la production de Sigrid T’Hooft, présentée au Tiroler Landstheater, dans l’esprit du pastiche, sinon des stéréotypes qui rappelleraient quelques souvenirs cinéphiles. La fidélité historiographique, ou du moins visuelle, ne cède pas à la tentation des machineries, très prisées par les spectateurs de l’opera seria, et la scénographie, peu mobile, sert d’abord d’écrin aux épanchements virtuoses des personnages. Le respect de l’intégralité de la partition et des pratiques de l’époque a conduit le chef italien à ajouter aux péripéties amoureuses et politiques du livret une séquence de ballet à la fin de chacun des actes, en puisant dans l’oeuvre de Leclair et de Rasetti, donnant ainsi une tribune au travail de chorégraphe de la metteur en scène, avec sa compagnie Corpo Barocco. Tandis que les deux actes impairs s’appuient essentiellement sur les codes de la danse baroque avec d’agréables tableaux allégoriques et pastoraux, la pantomime comique du deuxième acte, avec bataille de saucisses et autres joyeusetés charcutières, se révèle assez bavarde, comme d’ailleurs la musique.

Dans le rôle-titre, Anna Bonitatibus se distingue par un saisissant engagement dramatique, et l’évolution psychologique du personnage est soutenue par une palette vocale large et maîtrisée. Etipide aux allures de sosie du Farinelli du grand écran, David Hansen séduit par une ligne lyrique, portée par une émission noble et souple, équilibrant la tendresse et les accents d’héroïsme. Les deux autres contre-ténors privilégient le caractère. Filippo Mineccia souligne la nervosité vindicative d’Anassandro, aux côtés du Licisco de Hagen Matzeit. Mezzo aux couleurs parfois voisines du contralto,Vivica Genaux confie sa flamme aux tourments et au panache d’un Trasimede volontiers belliqueux. Mentionnons encore l’Argia sensible d’Arianna Venditelli. Quant au solide Carlo Allemano, il supplée, dans la fosse, l’indisposition qui réduit Jeffrey Francis, le tyran Polifonte, à la figuration. A la tête de l’Innsbrucker Festwochenorchester, Alessandro De Marchi rend justice aux couleurs et saveurs d’une partition parfois un peu prolixe, mais qui réserve des moments inspirés – en somme, une expérience de festival.

Merope, une résurrection haute en couleurs et en voix

Le lendemain soir, Farinelli revit par la voix de Valer Sabadus dans la Salle des Géants de la Hofburg. Ponctuée de pages instrumentales – une sinfonia et un concerto de Vivaldi, une chaconne de Caldara et un concerto de Bononcini –, la soirée n’oublie pas de puiser, selon l’esprit du festival, dans les bibliothèques pour faire redécouvrir des airs méconnus, à l’exemple de « Cieco ciascun mi crede », extrait de La pace fra la virtù et la bellezza de Predieri, ou le « Quel buon pastor son io » de La morte d’Abel de Caldara. Mais elle n’oublie pas pour autant les numéros obligés, à l’exemple du grand lamento d’Ariodante, « Scherza infida ». Le contre-ténor n’y s’alanguit pas, et n’hésite pas à moduler des nuances d’une introspection désespérée, jusque dans une cadence qui serait d’un raffinement si les intentions n’étaient pas un peu trop foisonnantes. Deux autres arias de Haendel confirment une musicalité extravertie : la vaillance volubile de Rinaldo dans « Venti, turbini », et la piété filiale de Sesto, dans « L’angue offeso », tiré de Giulio Cesare. Le recueillement élégiaque de « Alte Giove », du Polifemo de Porpora, ne démentira pas les qualités expressives de l’interprète. C’est sur un autre air d’Aci, du même ouvrage, « Senti il fato » que se referme le programme, dans une tonalité d’héroïsme haut en couleurs. On devine quelque concurrence avec un certain Orlinski dans les volutes du bis, « Vedro il mio diletto » de Vivaldi, qui a fait éclore la carrière du rival polonais.

En marge de ces rendez-vous vespéraux, le festival d’Innsbruck investit l’ensemble de la ville, pour des formats plus réduits au cours de la journée du samedi. En début d’après-midi, c’est dans la Chapelle Saint-Nicolas du Château d’Ambras, sur les hauteurs, que l’Asterion Ensemble, trio composé de deux flûtes et d’un clavecin, invite à un voyage dans l’univers du madrigal. Quelques commentaires introductifs des interprètes aident à une mise en perspective d’un répertoire assez rare au-delà des noms du Monteverdi ou Sweelinck – on découvre ainsi Ortiz, Cipriano de Rore, Taeggio, Girolamo della Casa et Schmelzer – en établissant des ponts entre le vocal et l’instrumental, au gré d’adaptations parfois de la plume des solistes eux-mêmes. Deux heures plus tard, c’est dans la salle de l’Empereur Leopold de la Faculté de Théologie que les jeunes musiciens de l’Ensemble Arava font retentir les séductions de cantates germaniques et italiens – Buxtehude, Haendel, Biber et Caldara. Un croisement on ne peut plus opportun dans une région également au carrefour du soleil latin et de la rigueur allemande. Innsbruck célèbre la richesse de l’Europe sans frontières de la musique baroque.

Gilles Charlassier

Festival d’Innsbruck, août 2019

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