10 février 2013

Ils sont toujours d’accord. Là encore. C’est Yves qui va chercher l’employé tandis que Catherine reste plantée devant la cage comme si elle avait peur que quelqu’un d’autre prenne ce chien qu’ils viennent de choisir.
Ce n’était pas un premier jour de soldes à Carrefour, mais il y avait quand même suffisamment de monde dans les allées ce samedi ensoleillé pour ne pas prendre de risques. Et vraiment celui-là, il n’y a pas photo, c’est exactement ce qu’ils cherchent; parfait pour dissuader.
C’est qu’avec toute cette criminalité qui augmente, il fallait bien songer à se défendre. Deux fois encore la semaine dernière il y avait eu une altercation ; un client qui refusait de payer alors qu’Yves était parti faire un réapprovisionnement. Catherine n’était pas du genre peureuse mais avec toutes ces images qu’on montre à la télévision, elle avait commencé à avoir peur. Sans compter tout ce que les clients lui racontaient. Ils venaient pour ça d’ailleurs…
Boire et parler. Un petit loto aussi pour rêver. Ça pouvait marcher d’ailleurs, comme ce type qui avait validé son billet dans leur bar-tabac l’an dernier. Enfin, ça ne  lui avait pas vraiment porté chance, il s’était suicidé un an après avoir tout perdu- sa femme, ses amis et cet argent qui lui était tombé du ciel. De quoi alimenter les conversations au comptoir des semaines durant comme quoi l’argent ne faisait pas le bonheur. N’empêche qu’on leur aurait donné la combinaison gagnante, pas un n’aurait refusé s’étaient dit Catherine et Yves. Eux non plus d’ailleurs. Des vacances au bout du monde, une jolie villa qui les changerait de l’appartement qu’ils occupaient au-dessus du bar, le dernier modèle Peugeot avec du cuir et GPS intégré, ça leur aurait bien plu de s’échapper de leur vie même s’ils ne savaient pas très bien quoi vouloir dans la nouvelle.
Une douce satisfaction de l’œuvre accomplie les réunissait en effet : ils étaient propriétaires de leur fond de commerce , il y régnait une bonne ambiance et suffisamment de monde y venait dans la journée pour qu’ils n’aient pas le temps de se poser des questions. Du 1er au 15 août, ils descendaient le volet métallique et s’envolaient pour le Maroc où dans un club hôtel, ils passaient quinze jours à bronzer et se faire servir. Catherine emportait avec elle  le dernier bouquin de l’été- elle choisissait généralement le plus gros, mêlant fantastique et amour et Yves s’inscrivait aux différentes animations ce qui lui permettait de rencontrer d’autres couples avec lesquels ils partageaient leur table le soir venu.
Des hommes et des femmes sans enfants. Ils n’en avaient pas voulu alors ce n’était pas pour se taper ceux des autres. D’ailleurs, c’était la première question qu’ils posaient à l’agence de voyage : « – Y a-t’il une piscine réservée aux adultes ?  » Malgré cette précaution, l’an dernier, ils avaient dû supporter les hurlements d’ enfants tout le séjour, rentrant chez eux en se disant qu’on ne les y reprendrait plus. Catherine s’était même fait agresser par une mère genre « On voit bien que vous n’en avez pas« – alors qu’elle leur demandait juste d’aller jouer dans le bassin qui leur était réservé. Catherine avait eu envie de lui répondre que, quand son mari la sautait ça avait toujours été juste pour le plaisir mais elle s’était retenue.
C’est vrai que c’était difficile pour la plupart des gens de réaliser qu’avoir des enfants n’était pas le projet de vie de tout le monde. En tout cas, elle avait eu la chance avec Yves qu’il ne soit pas non plus porté sur la chose ; la layette, les couches, les poussettes puis le retour à l’école, les devoirs qu’il faut se retaper, les anniversaires où l’on fait appel au clown de service, le rayon fournitures du supermarché avec la liste le jour de la rentrée, mon Dieu comme elle était heureuse d’avoir échappé à ça.  Tenir le bar-tabac était une activité bien assez prenante- ils ouvraient à 7 heures chaque matin et fermaient à 20 heures- pour ne pas en plus jouer au papa et à la maman. Et puis, Catherine ne trouvait pas qu’elle aurait pu rendre un enfant heureux. Fille unique, il lui paraissait n’avoir à sa portée  aucun mode d’emploi. Tout cet amour qu’il lui aurait fallu donner, elle ne voyait pas en elle, où il pouvait se trouver. Elle s’était construite toute seule, sans l’aide de personne, sa mère recherchant dans les bras des autres hommes ce qu’elle semblait avoir une bonne fois pour toutes renoncé à trouver en famille. Enfin, famille, le mot était quelque peu mal choisi. Un accident- Catherine- avait associé durablement et bien malgré eux cet homme et cette femme qui étaient devenus parents alors qu’ils ne rêvaient que de fêtes entre copains et de liberté. Lorsqu’ils s’en étaient aperçu, il était trop tard et la mère de Catherine avait alors fait de son mieux, c’est à dire pas grand chose. La petite fille avait été ballotée dans son couffin chez les copains, puis confiée à une tante chez laquelle elle était entrée en religion avec l’ennui. Yves, rencontré lorsqu’elle était en terminale, avait été comme une bouée de survie. Pour elle, il était devenu un jardinier, aidant cette graine à peine sortie de terre à s’élever en lui offrant enfin l’amour dont elle avait été si privée. Ils s’étaient mariés dès que Catherine avait eu ses dix-huit ans et personne dans la maigre assemblée n’avait semblé être choqué par la différence d’âge entre cette jeune fille timide et ce grand gaillard de vingt ans son aîné. Le lendemain, il l’installait à la caisse dans le coin tabac aménagé à coté du bar. Ainsi passaient-ils depuis quinze ans la journée côte à côte en échangeant encore des regards complices, goûtant à l’évidence de leur association.

 

– Il y a un problème.
Yves vient de revenir, seul, l’air contrarié.
– Le chien n’est pas encore adoptable ; il reste encore une journée pour que ses maîtres, s’il en a, puissent le reprendre. Faut revenir demain.

Catherine sent une vague de colère monter en elle. Merde, ça ne devrait pas être possible qu’un truc comme ça arrive. Elle ne s’imagine pas revenir ici, refaire cette route tout ça parce que quelqu’un a mal fait son boulot. Elle pense à ce qui se serait passé si elle n’avait pas vu ce chien. Il y en a tellement d’autres, tiens celui- là à coté, il a une bonne tête aussi, non ? Elle ne va pas faire un caprice ; n’empêche, il lui semble que ce gros chien noir aux yeux si brillants reviendra la hanter; qu’elle n’arrivera plus à se défaire de son image comme si, en renonçant, une partie d’elle se compromettrait. Plier et se résigner,  en baissant les yeux.

– Je vais les voir lance -t’elle à Yves. C’est mieux si tu restes ici d’accord ?

Que va-t’ elle leur dire ? En tout cas, elle sait qu’elle sera  plus convaincante que son mari. Yves était en effet totalement inapte à négocier. C’est d’ailleurs Catherine qui s’occupait de traiter avec les fournisseurs depuis le jour où elle avait réalisé que ce grand gaillard était d’une faiblesse quasi congénitale dans les rapports de force.

– Je l’ai déjà dit à un monsieur tout à l’heure, ce chien est encore dans le délai légal de la fourrière, répondit le jeune jeune homme d’environ une trentaine d’années qu’elle avait préféré  à la grosse dame qui officie à coté.
– Je comprends, bien sûr. Vous vous appelez comment? lui demanda t -elle avec un grand sourire.
-Antoine, répond-il en rougissant.

Ce n’était plus Catherine qui était là mais une petite fille aux yeux brillants.
– Vous savez, je l’ai vu en rêve ce chien. Exactement le même. Vous croyez aux rêves ?
– Euh, pas vraiment, bredouilla -t’il, visiblement désarçonné.
Voilà, il était dans l’émotion. Quitter les fiches, la réglementation pour quelques secondes. Il ne faut plus le lâcher se dit Catherine. L’impliquer au maximum pour qu’il finisse par avoir l’impression de se faire du bien. Qu’il ne le fasse pas pour elle mais pour lui. Qu’il se sente heureux de pouvoir la satisfaire.
Comment ? C’était son affaire; une date qu’on modifie, une fiche qu’on classe ou qu’on égare. De toutes les façons, un maître qui ne s’est pas manifesté après cinq jours n’a quasi aucune raison de le faire le sixième, non ? Antoine le savait et donc ne risquait pas grand chose. Et puis s’il y avait eu une erreur, il pourrait bien y en avoir une seconde, non ?

Catherine suit chacun de ses mouvements, parlant le moins possible ; tout son corps en attente, tendu vers lui, au service.

Elle le voit se lever, se diriger vers un classeur et revenir avec une fiche bleue.
– Il a environ 5 ans. Comme c’est un chien trouvé, je n’ai aucune indication sur ses antécédents.
– Je l’ai bien compris répondit-elle avec un regard tacite.
Catherine remplit vite la fiche, plissant régulièrement les yeux pour le regarder en souriant. Dehors, elle aperçoit Yves qui l’observe amoureusement.
Elle a encore gagné songe t’il. Ils vont pouvoir repartir avec ce chien et pas un autre.

Max est sous la table. C’est l’heure du dîner, un plat surgelé individuel pour chaque assiette, réchauffé au micro ondes ; Ça coûte  cher, mais la femme travaille beaucoup et  gagne bien sa vie. Ils sont trois. Le père, la mère et la fille.
Tous les soirs, ils crient. Souvent, la fille a même de l’écume aux lèvres. Puis le père se lève et va se mettre devant la télé. La fille débarrasse, Max sur ses talons. C’est le moment où il sait qu’il va récupérer les fonds d’assiettes, ce qui va le changer de ces horribles croquettes qu’on lui laisse à volonté. De la cuisine, Max les entend encore s’engueuler. Bientôt la mère arrive dans la cuisine pour prendre sa fille à témoin. Ce qui marche toujours. Elles ont d’ailleurs déjà les mêmes intonations, le même programme en place pour les reproches et les récriminations.
Pauvre père qui ne voulait pas d’enfant. Il a eu une fille et un chien. Un chiot noir qu’il a découvert un soir en rentrant et qui est devenu cette masse imposante, assis à l’entrée de la cuisine. Le père arrive dans le couloir. Il n’en peut plus de les voir, une fois encore, liées contre lui. Il se sent tellement rejeté, pris au piège depuis tant d’années. Alors il crie une fois encore et dans un mouvement haineux, attrape la poignée de la porte et la claque violemment pour qu’elles restent bien entre elles, comme toujours.
Max hurle, sa queue est restée coincée dans la porte. La douleur est horrible, il ouvre la mâchoire instinctivement et la referme sur la main de la fille qui s’est retourné vers lui.

Le sang jaillit. Trop tard, la fille hurle. La mère, elle, se jette sur le père, le frappe en hurlant et s’effondre. Crise de nerfs. La mère et la fille finiront toutes les deux à l’hôpital.

Max lui, est resté seul dans l’appartement, léchant sa queue entaillée, se doutant que ce soir là quelque chose d’irrémédiable est arrivé. Un mois après, la mère acceptera le poste qu’on lui avait proposé à Montréal. Il y fait très froid en hiver, il paraît qu’il y a même des tunnels pour pouvoir circuler mais cette fois-ci, cela ne l’arrêtera plus.

Alors, un matin, Max est monté sans le savoir pour la dernière fois dans la petite voiture rouge. Ils roulent une heure et puis devant un portail marron, la mère dit c’est là. Une jolie maison avec un grand jardin où un couple âgé les attend. Des baisers, le panier et sa gamelle, celle avec un gros os bleu dessiné dans le fond, la voiture est repartie, mère et fille pleurant.
Quand Max a compris, il n’a pas eu de mal à ouvrir le portail. Debout sur ses pattes arrières, il a appuyé sur la poignée pour rentrer chez lui. Retrouver ces deux femmes qui étaient venues un matin froid le chercher dans cet élevage réputé. Il se souvenait encore, comment sans hésiter, la petite fille l’avait choisi. Elle se sentait si seule lorsqu’elle rentrait de l’école. Elle avait grandi, mais Max le savait, elle avait encore besoin de lui. Il n’avait pas fini de donner. Il en était sûr,  même si dans cette cage où il attendait, le doute de ne jamais la revoir parfois le submergeait.

-Alors le voilà votre chien de garde ? Il n’a pas l’air trop méchant !lance Pierre, un habitué qui tient le kiosque à journaux en face du café. Max- qui doit maintenant répondre au nom de Boy- remue la queue sous ses caresses. En quelques mois, il a pris dix kilos avec tous les restes récupérés dans les assiettes des clients.
Chaque soir avec Yves, ils font une grande balade le long des avenues de ce quartier populaire où les arbres et les autres chiens sont si rares.
Yves alors décompresse et s’offre un moment loin du bruit et de l’agitation du café. Max va et vient, sans laisse, s’attardant sur les odeurs.
Une chose cependant intrigue Yves : cette légère hésitation qu’il voit chez Boy.  Ce mouvement bref de la tête et cette excitation qu l’envahissent à chaque fois qu’une voiture rouge passe.

 

Par Laetitia Monsacré

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