10 janvier 2013

Son bras lui fait toujours mal.
Comme une expiation.
C’est vrai elle a merdé non? Elle, la super-woman sur laquelle tout le monde se reposait, elle a pas déconné en s’endormant au volant ? La pause restau sur la route des vacances et hop, à l’heure de la sieste, le gros 4X4 qui fait trois tonneaux dans le pré, en contrebas de l’autoroute, sa petite fille et son chien à l’arrière. Le père lui, n’ était pas là- forcement. Pris le train avec leur fils, le TGV, c’est si commode…De toutes les façons, ils n’allaient pas au même endroit, alors.
Alors, Anna et le chien sont passés par la fenêtre. Et c’est elle qui s’en est sortie, ce qui a paru bien inhabituel aux gendarmes quand ils sont arrivés.
Il est parti à ta place lui a dit au téléphone le père, juste avant l’opération. Il lui avait alors demandé s’il y avait du monde autour d’elle, comme s’il ne pouvait pas imaginer que,  depuis qu’elle s’était réveillée dans l’herbe, sa fille heureusement intacte, allongée à côté d’elle dans une couverture de survie,  elle pouvait être seule, enfin- sans tous ces gens pour l’assister. Parce que sinon, elle sentait bien qu’une solitude abyssale l’envahissait. Qu’en demandant à tous «  où est mon chien ? Où est mon chien ?» alors qu’elle essayait de relever la tête pour voir si elle l’apercevait , rien ni personne, pas même ses enfants ne pourraient l’aider à ne pas sombrer dans ce vide, ce gouffre qui allait l’aspirer.
Son chien qui n’était pas un chien, mais ce frère qu’elle n’avait jamais eu. Ce complice de chaque instant, son « moins d’un mètre », cette tête qui s’invitait à sa droite à chaque repas, ce corps qui se lovait contre elle sur le lit ou venait lécher sa peau mouillée dans le bain. Cet amour qu’elle acceptait de recevoir de lui, sans crainte. C’est ça, avec lui, elle n’avait pas peur d’aimer. Et d’être aimée. Pas de condition, ni de souffrances ; pas d’efforts. L’amour inconditionnel qui ne remplacera jamais celui d’une mère, d’un amant, d’un enfant mais qui avait sa valeur propre et pour elle, tout aussi brillante.
Elle l’avait pris dans un refuge douze ans auparavant. Il était arrivé la veille ; déjà il avait de la chance. Car avec Anna, sa vie ça avait tout de suite été quatre étoiles comme l’hôtel où elle l’avait,  le jour-même,  emmené, face à  cette plage qu’elle aimait tant. Elle se souvenait encore de cette diarrhée qu’il n’avait pu retenir , à l’arrivée dans le hall, sous le coup de l’émotion. Le personnel avait été très élégant, le room service avait apporté un bol de riz facturé 30 euros, mais avait oublié de compter le supplément chien. Sur la plage, Anna l’avait lâché sans hésitation, certaine qu’il ne partirait pas. Non, ça c’était venu avec le temps, les fugues; mais il revenait toujours, avec son GPS naturel, aboyant derrière la barrière, sûr qu’on lui ouvrirait.
C’était un chien de certitudes à une exception près : lorsqu’Anna était arrivée un jour  avec ce petit couffin où un truc rose s’agitait. Là, il avait perdu pied. Anna l’avait vu tanguer, comme désarticulé puis commencer à trembler de tout son corps : crise d’épilepsie. Elle avait donné la vie et lui allait mourir. Elle s’était rendu compte du lien qui les unissait, capable de foudroyer son chien d’inquiétude.
Il avait besoin de savoir, lui qui avait fait semblant de rien toute la journée. Perdrait-il sa place ? En était- ce fini de lui ? Anna avait attrapé le couffin, porté son chien à moitié inconscient et foncé chez le véto. Comme une folle. Il n’était pas mort et avait compris. Il gardait tout l’amour d’Anna ; ce qui pleurait dans le couffin, c’était différent. Il n’y aurait pas de soustraction mais une addition. Un, deux, trois.
Un chien, deux enfants. Chacun nourrissant l’autre, à sa façon. Le chien vieillissait, plus raisonnable. Les enfants poussaient, plus exigeants. Les nuits blanches étaient arrivés, la fatigue immonde comme ce jour de départ où ils n’étaient jamais arrivés.  A la sortie de l’hôpital, elle avait récupéré son chien dans la glacière de la société d’autoroute, compagnon d’infortune d’un sanglier, espérant jusqu’au bout qu’ils se soient trompés. Mais, c’était bien lui, là, figé dans le froid, intact. Elle s’installa avec lui à l’arrière de la voiture conduite par l’ami de tous les jours-bons ou mauvais-et songea alors  que ça ne pouvait pas s’arrêter comme ça. Que ce cordon quasi ombilical qui existait entre eux, il fallait qu’elle le greffe ailleurs, qu’il ne pourrait pas rester à pendre comme ça dans le vide. Il lui fallait à nouveau un chien, pour ne pas sombrer dans le néant. Bien sûr, il y avait ses enfants, le père, les amis mais que pouvaient-ils faire pour la tirer de cet océan de culpabilité, de tristesse et ce vide, laissant en elle le froid comme jamais s’engouffrer ?
Pour remonter la pente, il  lui fallait cette présence, cette dépendance à l’autre dans laquelle elle pourrait puiser ses forces, revenir à la vie. Et ne plus regretter de ne pas être partie avec lui. La suite était si dure, le panier vide, le deuil qu’on peut à peine partager- un chien ça compte si peu. Et puis, le scénario était si différent de ce qu’Anna avait imaginé ; la mort qui arriverait tout doucement, on aurait le temps de se préparer, les enfants pleureraient avec elle, et tous ensemble on se blottirait. Sur ce qu’elle avait imaginé, il fallait aussi tirer un trait. Double peine.

Alors, elle avait pris sa décision. Elle n’apprendrait pas à marcher seule dans la rue, elle prendrait  une béquille sur quatre pattes pour se remettre à avancer. Et n’en finirait plus de comparer.

Ouh ouh ouh, ça y est, elle en a flairé un. Fanny court nez au sol sur la trace d’un lapin ; son odorat ne la trompe jamais. Et si elle n’avait pas si peur des coups de fusil, franchement, elle serait un super chien de chasse. Mais, voilà, dès que le coup part, elle est tétanisée. C’est plus fort qu’elle; elle se met à trembler comme un feuille et ne peut plus bouger malgré les cris de son maître et ses coups de pied. Où est-il d’ailleurs ? Le soir tombe sur la forêt, c’est pourtant là qu’il avait garé sa voiture, non ? Fanny ne sait plus très bien. Elle commence à avoir froid. Elle est fatiguée. Au milieu d’une piste, il y a une odeur de crottin. Elle se roule dedans puis va se coucher dans un fourré. Le froid est là, elle ferme les yeux. Bientôt, le jour se lève, elle se remet en route. Elle marche, marche et arrive devant des voitures garées. Regarde le chien dit un jeune homme, Viens, viens. Fanny a peur mais se laisse approcher. La jeune femme avec lui n’a pas l’air contente. Tu as vu comme elle est crottée ? Elle va tout salir dans la voiture. Ils discutent puis le jeune l’attrape par le cou et l’installe dans le coffre. Une demi heure plus tard, elle entend aboyer. Le hayon s’ouvre, une dame l’attrape et l’emmène dans un bureau. Elle lui parle doucement. Là, ça va aller. Mais ça ne passe pas ; Fanny n’est plus qu’un tremblement quand la cage se referme.

Il fait nuit, il ne viendra plus personne. Fanny ne sait pas depuis quand elle est là. Elle reste le plus souvent au fond de sa cage. De toutes les façons, avec ses paupières tombantes en faire- part et son poil souillé, à quoi bon se tortiller comme les deux chiens d’à coté dès qu’ils entendent des pas approcher ? Et puis il faudrait avoir envie. Oui, c’est ça, envie.

Une voiture vient de se garer. Deux voix, un homme, une femme qu’on entend à peine. Ça va bientôt fermer. Anna avance lentement et s’arrête. Bonjour toi, sa voix se brise. Fanny s’approche, se laisse caresser. Sous la main d’Anna, le poil est doux, la tête  fine, tellement différente du front large et massif qu’elle avait tant de bonheur à toucher. Les larmes coulent sur sa joue.
-Tu peux aller les chercher s’il te plaît, demande-t-elle à son ami.
-Tu es sûre ? Tu n’as même pas été voir les autres allées…
Anna n’ira pas plus loin, pas la force. Elle a perdu son éclaireur, les certitudes appartiennent désormais au passé.
Et puis, elle a reconnu quelque chose de familier dans cette chienne. Une fêlure.

– Elle s’appelle comment ?
-On l’a trouvée, alors on ne sait pas son vrai nom, mais on l’a appelée Fanny lui répond une jeune femme.
-Fanny, c’est doux, ça lui va bien, murmure Anna.
Elle pense à la trilogie marseillaise. Pagnol. Fanny qui attend son amoureux parti à l’autre bout du monde. Une femme à terre, comme elle.

Y arriver. Le bras dans l’attelle, résister à Fanny qui tire, paniquée. La ville les engloutit à chaque sortie. Jamais Anna ne s’était rendu compte de la violence de ses bruits. Un fracas sans fin. Pas une minute sans que Fanny ne sursaute, ne chancelle,  ne tremble. Deux êtres à la dérive, Anna qui marche comme un zombie à la recherche d’un coin de terre pour que Fanny puisse se soulager. Fanny, chienne de campagne catapultée dans Paris, là où l’autre était si à son aise. L’autre si autonome, l’autre si confiant. Comme la Anna d’avant. Avant sa sortie de route qui a fait d’elle une pleureuse,  vrillée à une chienne qui ne sait jamais où se mettre. Aboie dès qu’on la laisse toute seule. La solution, la traîner partout pour que les voisins ne deviennent pas fous. Tous ces rendez vous à l’hôpital où Anna la laisse dans sa petite voiture pendant qu’on lui refait ses pansements.
Le bras gauche en écharpe, le bras droit pour tenir Fanny. Il n’en reste plus un pour les enfants.
Le tour du père semble venu avec l’aide d’Aga, une jeune fille au pair polonaise aussi solide que les fourneaux qui portent le même nom. C’est d’ailleurs elle qui sort Fanny le matin dans une vraie course contre la montre pour le premier pipi- généralement perdue d’avance. La moquette neuve se couvre d’auréoles. L’autre chien était si propre. Il est d’ailleurs là sur la commode face au lit, bien en évidence, une jolie photo en noir et blanc où Anna et lui sont sur la plage le long de l’océan. L’autre, l’autre, l’autre. Anna y pense sans arrêt. Fanny est sans place, sans repère comme lorsqu’elle se détache à l’entrée d’un magasin. Le nœud  de la laisse était si lâche, peut-être l’a-t’elle fait exprès. Pour en  finir de tout ça, ne plus comparer sans cesse et vérifier que non,  décidément, elle ne revient pas devant la porte de l’immeuble comme l’autre savait si bien le faire. Non, avec Fanny, il faut quadriller les rues. Attendre que le portable sonne grâce au numéro de téléphone inscrit sur le collier. Pour annoncer le pire sans doute, elle est tellement bête. Minutes interminables et enfin, cette voix d’homme : J’ai trouvé votre chien. Métro Ranelagh. Fanny a fait la moitié de Paris, la laisse pendante.
Sauve qui peut, droit devant elle. Comme cette seconde fois encore en Normandie. La journée qui passe et puis le soir, elle est là, elle a retrouvé la maison. Comme si elle avait pris ce jour-là une décision : rester avec Anna malgré la compétition perdue d’avance.

Accepter l’adoption pour que le pas de deux commence. Que doucement leurs yeux cessent d’être rouges et qu’ensemble, elles cessent de trembler. Et qu’Anna presque guérie, Fanny puisse  retrouver les lapins et les étoiles.

Par Laetitia Monsacré

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