12 juin 2012

Cette année là, tous les jours vers midi, j’allais lui rendre visite à l’hôpital. Mes visites durèrent tout le mois de juin, un mois de juin merveilleusement doux et parfumé qui avait fait éclore prématurément les roses du jardin. Elle aimait les fleurs. Je lui en cueillais tous les matins un petit bouquet que j’arrangeais joliment sur sa table de nuit. Je l’aidais ensuite à se recoucher. Elle était épuisée. Je m’asseyais près d’elle. Nous n’étions bavardes ni l’une, ni l’autre. Nous restions de longs moments, silencieuses. Elle, le regard loin dans ses souvenirs, moi, déjà de l’autre côté de cette porte. Vieille et décharnée, elle allait mourir.

Ce matin là, j’avais cueilli du chèvrefeuille pour elle. Il avait fallu démêler les tiges en volutes, enlacées les unes aux autres pour composer un bouquet que j’avais laissé à l’ombre d’un grand houx. J’avais un rendez-vous l’après-midi. On m’attendait. Je voulais être désirable. Je m’attardais devant ma glace. C’était la couleur blanche qui m’allait le mieux. Je choisis une robe courte en satin que je portai sans aucun bijou. J’imaginai l’instant où nos regards impatients se chercheraient, lumineux de caresses, riches de promesses, avides d’apporter dans ce mariage des yeux, la dot des mains et des corps. Je descendis au jardin, pris le bouquet de chèvrefeuille, le déposai sur le siège arrière de la voiture et démarrai après un dernier coup d’oeil dans le rétroviseur : heureuse et amoureuse, j’étais belle.

Mêlés à l’odeur de soupe aux poireaux, des relents d’urine et d’excréments m’envahirent dès que je franchis la porte de l’hôpital. Petite vieille décrépite, elle m’attendait. Le bouquet était resté dans la voiture. Je l’avais oublié. J’arrivais les mains vides. Je m’approchais de ses joues creuses et fripées pour des baisers que je préférais déposer dans l’air. Les siens étaient plus appuyés que d’habitude. Elle me demanda de l’aider à se recoucher. Ce jour là, elle retint mes mains dans les siennes. « Des fleurs de cimetière » avais-je lu dans un mauvais roman, alors que je ne pouvais détacher mes yeux des taches brunes de sa peau. Je sentais maintenant à nouveau mon parfum que j’avais préféré à un autre, douce fragrance qui s’insinuait au sein d’odeurs âcres et aigres. Mes mains si peu ouvertes étaient toujours dans les siennes.

– Tu es belle aujourd’hui. Comme tu lui ressembles!

De qui parlait-elle? Elle lut dans mes yeux la curiosité accentuée encore par une longue pause que rythmait sa respiration difficile.

– Viens plus près, ma belle. Il est des moments où pour parler, il faut se toucher, où les lèvres ne peuvent se mouvoir qu’au contact d’un visage. Le sais-tu déjà, ma belle, que les corps rapprochés abolissent les malentendus, que la peau ne peut mentir ?

Mon visage était maintenant contre le sien. Mon parfum n’en finissait pas de s’infiltrer entre nous. En viendrait-il à bout de cette haleine fétide qui me brûlait le nez? Dehors, au soleil, dans la luminosité de l’été, on m’attendait. Transporterai-je avec moi ces effluves de mort annoncée ?

– Tu ressembles à ta grand-mère. Nous nous sommes connues le jour de son mariage. J’avais été une invitée de dernière minute. Il manquait une demoiselle d’honneur. On avait pensé à moi. Ma mère avait passé toute une nuit à coudre une robe de taffetas rose. Etre invitée à une noce en ce temps là, signifiait presque sûrement des fiançailles peu de temps après. Je soupçonne ma mère d’avoir voulu me trouver un soupirant. Elle devait s’inquiéter qu’à vingt-cinq ans je n’aie encore jamais manifesté le moindre désir de m’éloigner d’elle. Face aux garçons, j’étais gauche. Tellement éloignées des miennes, leurs préoccupations me portaient à croire qu’ils étaient des êtres à part. Je les écoutais, étonnée, effarée par leurs propos qui, immanquablement versaient dans la gaudriole. J’avais une aversion profonde pour toutes les grosses farces inhérentes aux mariages et ce n’est que pour faire plaisir à ma mère que j’acceptai l’invitation.
N’était l’odeur de naphtaline qui émanait de son costume tout aussi lustré que ses cheveux, mon cavalier, l’ami de ton grand-père eût été insignifiant. Il me déplaisait d’avoir à le tenir par le bras, d’entendre son souffle, de deviner son regard de contentement sur moi. Je ne voulais pas lui accorder ce plaisir. C’est par usurpation que d’insignifiant, il devenait fat et ridicule.
Et j’avais dû passer des heures interminables en sa compagnie. Et j’avais dû entrer dans une ronde de jeux idiots, supporter qu’on me prenne par la taille, qu’on me tâte le mollet, qu’on me bande les yeux, qu’on m’écorne les oreilles de mots grossiers, qu’on m’assaille d’allusions vulgaires sur la nuit de noces…
A l’aube, j’avais dû accepter de suivre une cohorte de jeunes gens en ribote à la recherche des mariés. Mon cavalier, dont l’odeur de naphtaline avait été remplacée par la transpiration et l’alcool, semblait le plus fiévreux de les trouver et il n’eut de cesse qu’il ne les dénichât.
La maison dans laquelle ta grand-mère et son mari avaient décidé de passer leur première nuit, était celle du garde-barrière, située loin du village. L’escalier qui menait à leur chambre, raide et étroit, ne permettait le passage de tous à la fois. Pendant que les uns poussaient au bas de la première marche, martelant leurs efforts de rires et de chansons paillardes, les autres restaient coincés au milieu. On n’avançait ni ne reculait. Subitement, l’escalier nous expulsa à l’intérieur d’une chambre, au pied d’un lit.
Elle avait beaucoup parlé. Rongé par la fatigue, son corps était comme tétanisé par l’effort. Elle n’avait pas desserré pour autant ses mains. C’était sûr. Elle tenait à aller au bout de ses confidences. Mais que voulait-elle me dire? Etait-il possible qu’une vieille femme comme elle, sans histoire, dont le passé paraissait limpide, mariée sur le tard, veuve trop tôt, sans enfant; reportant son trop-plein de tendresse sur sa filleule, ma mère, ait eu un secret ?

– Si tu l’avais vue, ta grand-mère, dans ce lit! Effarouchée, prête à pleurer, quémandant des yeux un secours, non pas de son mari, qui, hilare et suffisant, n’eût pas été en mesure de l’apaiser, mais en se frayant un passage, une trouée jusqu’à moi que la gêne et la honte tourmentaient tout autant. Nous étions soeurs dans l’humiliation. Ames soeurs qui s’étaient enfin trouvées.

Elle cessa brusquement de parler, me lâcha les mains tout aussi brusquement, s’alourdit au fond de son oreiller. Eloignée enfin de son visage, je respirais un peu d’air moins vicié. Elle reprit le cours de son histoire. Peut-être n’existais-je déjà plus. Elle n’avait plus besoin de mon contact pour parler.

Pour la revoir, ta grand-mère, j’aurais accepté n’importe quoi et j’ai accepté n’importe quoi. Mon cavalier d’un jour, à l’odeur de naphtaline, est devenu un mari à l’odeur de mite. Ensuite, tout s’est passé rapidement. Parce que les hommes étaient copains, et avec l’autorité que leur confère le titre de mari, ils continuèrent de vivre comme par le passé, fréquentant bars et guinguettes, et ce d’autant plus aisément que nous leur semblions soumises, tolérantes et « modernes ».
De notre côté, ta grand-mère et moi, nous nous voyions souvent. Au début, dans l’après-midi, pour échanger des recettes de cuisine, des points de tricot. Et puis, un soir (nos maris, comme à leur habitude étant sortis sans nous), elle est venue chez moi. Elle m’avait cueilli un bouquet de chèvrefeuilles. Je m’en souviens si bien… L’air était doux. Nous n’étions que tendresse l’une pour l’autre. C’était inévitable. Nous nous sommes aimées. Seules les femmes savent aimer les femmes.

Je tressaillis comme si un serpent m’avait mordue au visage. Je n’osais la regarder. Que voulait-elle me dire encore qui allait m’ébranler ?

– Je ne regrette rien. Je n’aimais pas les hommes. Mais… Je n’aurais jamais dû me marier…. Songes-tu à te marier, bientôt?

Mon coeur battait plus fort, de plus en plus fort. J’attendis une suite qui ne vint pas. Prétextant l’heure avancée, je me levai, me penchant vers elle pour l’embrasser avant de la quitter. Elle retint une dernière fois mes mains dans les siennes :
– Mieux vaut rester célibataire quand on n’aime pas les hommes.

Ce furent les dernières paroles que j’entendis d’elle.

Ensuite, je repris ma voiture, roulai au hasard des rues. Le chèvrefeuille, resté sur le siège arrière avait exhalé son parfum. Il ne me lâchait plus. J’ouvris toute grande la vitre, aspirai un air chaud qui ne m’apaisa pas. Ce ne fut que beaucoup plus tard, après avoir avalé des kilomètres et des kilomètres que j’allai à mon rendez-vous. 3, rue Monsieur le Prince. Là, on m’attendait. Je sonnai timidement et fut surprise qu’un si petit mouvement engendra un tel vacarme. La porte s’ouvrit. Je lui tendis aussitôt le bouquet de chèvrefeuille. C’était pour elle.

Par Mireille Poulain

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