2 juin 2012

Je la sens au fond de ma poche. Elle m’effraie et me rassure à la fois. Depuis 3 semaines qu’elle est en ma possession, c’est elle qui me donne du courage. Je pensais qu’il serait difficile de m’en procurer une. Dans mon quartier c’est même impossible. Avec mon salaire je peux tout juste louer une chambre de bonne, mais je vis près de mon travail dans un des plus chics quartiers de Paris. Il m’a donc fallu aller en banlieue pour en trouver une. Moi qui n’ai jamais était téméraire, étrangement, je n’avais pas peur.  L’adrénaline qui courrait dans mes veines me donnait une prestance qui ne m’était pas familière. Des jeunes de 13 ou 14 ans m’ont indiqué le chemin. J’avais exactement la moitié de la somme demandée. J’avais une chance sur deux, l’homme a accepté d’attendre l’autre moitié par le courrier. Il savait exactement où me trouver. Mon paiement a donc dû arriver dans les temps, sinon je ne serais déjà plus là. Je pensais m’en servir dès le premier jour. Je n’avais plus la force de me lever le matin. Je pensais que ce serait mon dernier réveil. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit si petite et si agréable à toucher. Elle ne quitte pas ma poche depuis ce soir là, personne ne sait qu’elle est ici. Heureusement il n’y a pas encore de détecteur de métaux.
Je ne pensais pas être capable de tenir une heure de plus face à eux. Pourtant j’ai continué et ce matin, pour la première fois depuis longtemps, tout s’est bien passé. J’ai même eu l’impression qu’ils comprenaient ce que je leur racontais. Il faut dire que j’y ai travaillé. Je ne comprends pas les profs qui ne bossent pas, qui trouvent ce métier facile. Ça fait 12 ans que j’enseigne ici, et chaque année, j’ai autant de travail. Je passe des heures à essayer de faire des cours qui puissent les intéresser, à me mettre à jour pour leur donner un enseignement adapté. Depuis quelque temps, je passe aussi des heures à pleurer en rentrant chez moi. Je ne comprends plus mes élèves. Je suis trop décalée, je ne parle pas le même langage qu’eux. Je n’en peux plus. Il faudrait que je change de boulot, mais je ne vois pas comment je pourrais faire. Je suis trop lâche, je ne pourrai jamais tout recommencer à zéro. Je n’arrive pas à me projeter à plus de 24h. Je me lève, je rassemble mon courage pour partir travailler. Je prépare mes cours. J’affronte mes élèves. Je fais bonne figure devant mes collègues puis je rentre chez moi pour pleurer jusqu’à l’endormissement et le lendemain matin je suis surprise d’être toujours là. Mais ce matin je me sens moins faible, moins lâche. Je caresse doucement ma poche, je la sens, qui me pousse à avancer. Ça y est mon cours est fini, j’ai encore tenu le coup. J’arrive même a envisager que je pourrais être encore là demain. Je me dirige vers la salle du personnel. J’ai toujours une appréhension avant d’y entrer. Avant il y avait plutôt une bonne ambiance, même si je me suis toujours sentie un peu à l’écart. Mais depuis quelques temps, on ne parle que de suppressions d’heures, de suppressions de postes, de gel des salaires. Aujourd’hui c’est calme, quelques échanges polis mais presque personne n’est là. Un point sur mes mails. Tiens, un mail du ministère. Je sens mon sang quitter mon visage et un trou se creuser dans ma poitrine.
Madame,
Vous avez eu un concours d’enseignante en bureautique option secrétariat en 1999. Cette option disparait des programmes. En vue de la suppression de votre poste à la rentrée de septembre 2012, nous vous proposons un entretien avec votre inspectrice le 22 février prochain à 14h. Un bilan de vos possibilités pour l’année prochaine sera dressé à ce moment là.
Cordialement
J’ai beau relire ce mail je ne vois pas d’échappatoire. Je commençais à retrouver un équilibre, très mince certes, mais j’avais fini de m’enfoncer. Des paroles de chansons me reviennent : « Y a toujours plus profond que le fond ». Je sens mes forces me lâcher. Je n’ai pas le courage de rentrer chez moi, de me retrouver seule. Je glisse la main dans ma poche. La solution est là. Elle me donne encore la force de me lever et de mettre un pied devant l’autre. Si j’étais moins lâche, je m’effacerai discrètement, dans la Seine par exemple, ce serait sûrement plus propre. Mais je ne veux pas être seule, pas pour mes derniers instants. Mes pas me portent au milieu de la cour. J’ai toujours dans la main le mail du ministère. Mon geste leur permettra peut-être de réfléchir à leur façon de traiter ceux qui donnent tout depuis des années, il sera perçu comme un dernier geste héroïque face à un système qui nous broie. Non! Il faut que j’arrête de me mentir, mon geste ne servira à rien, je ne fais pas ça par altruisme. Je suis tellement faible que j’essaie de me trouver une excuse pour ce que je vais faire vivre à tous ces gens. Je serre la crosse dans ma paume. Je sais m’en servir, l’homme m’a appris. Mon index se place sur la gâchette. Mon pouce enlève la sécurité puis caresse doucement le barillet, il y a six balles, mais une suffira. Ma main s’extirpe de ma poche. On commence à regarder cette folle plantée au milieu de ses élèves et ses collègues. Le temps semble s’être arrêté. En posant le canon sur ma tempe, un frisson me parcourt. Je n’ai pas peur, je me sens juste terriblement seule. Je n’ai plus un seul ami et ma famille ne m’est d’aucun réconfort. Je sais que c’est de ma faute, je n’ai pas su leur dire mes difficultés. Mais le résultat est le même : seule. Mon poing se resserre sur celle qui m’a servie d’amie depuis 22 jours et qui va mettre fin à mes jours. Je me demande si j’aurai mal ou si je mourrai sur le coup. Tous les regards sont tournés vers moi. Certains commencent à crier, à s’enfuir. D’autres semblent paralysés, les yeux horrifiés rivés sur moi. Soudain dans la foule j’aperçois un sourire. Je sens la colère monter en moi. Que croit-elle, cette gamine, que je ne le ferai pas ? Ou peut-être se moque-t-elle juste de moi ? Jusqu’au dernier moment ces élèves n’auront eu aucun respect pour moi. J’ai plusieurs balles, peut être pourrais
-je en utiliser une pour effacer ce dernier affront. Elle m’accompagnera. Je suis si lâche que même dans la mort je ne veux pas être seule. Je la regarderai dans les yeux, j’affronterai sa moquerie, qu’elle comprenne pourquoi je l’ai choisie, elle. J’espère que je saurais viser juste. J’envisage de bouger ma main, mais mon geste se fige. Ses yeux ne sont pas emplis    d’ironie ou de mépris, mais de larmes et de compassion. Je crois qu’elle a vu la détermination de mon geste et qu’elle veut m’offrir un dernier geste d’amitié. Un de ceux qui m’ont tellement manqué. J’ébauche un dernier sourire. Pour la remercier. Je partirai donc seule. Ma faiblesse fera souffrir ces gens, mais n’aura tué personne. Mon doigt se crispe sur la détente. La douleur me transperce. Je ne vois plus rien. Je ne sens plus rien. Enfin.

Par Maillaïta Tourette

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