26 octobre 2012
Un son qui devient proche

Depuis quarante ans, l’Opéra du Rhin, réunissant les forces lyriques de Strasbourg, Mulhouse et Colmar au sein d’une structure régionale – leur assurant ainsi un rayonnement national et au-delà – démontre un attachement à la création et à la musique moderne qui n’a jamais failli. C’est sur les planches alsacienne que Le Nez de Chostakovitch, De la maison des morts de Janacek ou Owen Wingrave de Britten – repris au printemps prochain – ont fait leurs premiers pas en France. Pour ouvrir cette saison anniversaire, Marc Clémeur, l’intendant de la maison, n’a point dérogé à cet heureux usage, et programme Le son lointain, un ouvrage de Schreker, compositeur allemand jusqu’alors ignoré par les scènes françaises.

Un chef-d’oeuvre injustement oublié

Né en 1878, Franz Schreker a subi l’anathème des nazis sur la musique dite « dégénérée » sans paraître assez moderne au lendemain de la seconde guerre mondiale pour prétendre être racheté par l’avant-garde comme ont pu l’être Berg ou Schönberg – lequel admirait son premier opéra, Der ferne Klang (Le Son lointain). Créé avec succès à Francfort en 1912, l’ouvrage devait être donné à Paris, salle Favart, deux ans plus tard. On devine la suite, en cette période où ce qui était germanique n’était pas le bienvenu. Et l’Histoire n’offre pas toujours de seconde chance.
Pourtant le coup d’essai était un coup de maître. Suivant une pratique initiée par Wagner, Schreker écrit lui-même le livret, à inspiration autobiographique, qui raconte les aventures d’un jeune compositeur, Fritz, délaissant sa fiancée Grete pour découvrir le monde, à la recherche du « son lointain », avant de la retrouver, ruinée par la prostitution, des années plus tard, à l’issue de la création de son nouvel opéra, La Harpe. Synthétisant de manière très personnelle les courants stylistiques qui traversent le post-romantisme, la partition se nourrit d’échos, distillant une impression d’étrange familiarité. La mise en abyme de l’art lyrique évoque l’Ariane à Naxos de Strauss, dont la version initiale est exactement contemporaine – sans compter que les deux compositeurs partagent un même goût pour la luxuriance orchestrale. Avec son deuxième acte associant femme et tentation charnelle coupable au lupanar, la construction dramatique rappelle m et ses filles-fleurs, calice de perdition pour les chevaliers du Graal. Mais c’est à Mahler que l’on pense dans la scène finale, bouleversante décantation de la matière sonore expérimentée dans Le Chant de la Terre et la Neuvième Symphonie : Fritz meurt alors qu’il entend « le son lointain »  vainement poursuivi tout au long de sa vie – des arpèges de célesta d’une beauté irréelle.

Minimalisme poétique

Si avec une inspiration très ancrée dans son époque, le chef-d’oeuvre de Schreker comble les connaisseurs, elle ravit, avec sa musique raffinée et fascinante, jusqu’au simple amateur, secondée de surcroît par la mise en scène évocatrice de Stéphane Braunschweig-l’actuel directeur du Théâtre de la Colline. Une chaise devant le rideau pour tout accessoire, et c’est la séparation inaugurale entre Fritz et Grete qui prélude aux péripéties ultérieures, comme l’ouverture au début d’un opéra. Un mur de brique et une enseigne rouge, voilà l’entrée des artistes où se joue le destin de Grete, entre deux paris minables, et la même où elle retrouvera le compositeur à la fin. Les quilles grandissent et se font arbres, également vert bouteille, au milieu desquels se perd l’héroïne, tandis que la maison close se distingue par sa moquette rouge. Minimaliste par habitude comme par conviction, la scénographie sait esquisser avec un matériel aussi limité que cohérent les atmosphères où elle plonge l’histoire en même temps que le spectateur.

De l’audace

Signalé souffrant au début de la soirée, Will Hartmann incarne honorablement le personnage de Frizt, mais s’efface devant l’époustouflante Grete d’Helena Juntunen, qui passe, avec une aisance déconcertante, du funambulisme vocal à l’émotion pure. Saluons le courage du nouveau directeur de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja, de n’avoir pas reculé devant une partition aussi exigeante, sans oublier les choeurs également fort sollicités.
De l’audace, encore de l’audace… telle semble être la devise de l’Opéra du Rhin. Et le public répond présent –  preuve que la crise ne saurait être un alibi au manque d’ambition. En attendant, on prendra le train pour l’Alsace…

Par Gilles Charlassier

Le Son lointain de Franz Schreker, à Strasbourg jusqu’au 30 octobre et à Mulhouse les 7 et 9 novembre 2012

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