18 juin 2012

Elle s’est réfugiée là. Au fond de ce café de la rue St Antoine devant lequel elle est passée mille fois sans jamais s’y arrêter, sans jamais même remarquer cette belle salle aux banquettes rouges et profondes, et ce lustre, si immense qu’elle ne peux s’empêcher de penser qu’il ne tiendra pas, qu’il va s’effondrer sur le sol dans un immense éclat de verre blanc. Elle s’est faite surprendre par la pluie, si fine qu’elle avait l’impression tout à l’heure que le ciel n’était plus qu’un immense brumisateur qui ne cesserait plus jamais de cracher.

Marc viendra la retrouver tout à l’heure ; son message n’était pas des plus clairs, il disait « peut-être à 18h ou un peu + ». Elle espère que ce ne sera pas beaucoup plus tard, elle ne veut pas rester longtemps à ce vernissage où elle a accepté d’aller à contrecœur, elle n’a que le désir de rentrer, de prendre un bain, et de regarder un bon film en noir et blanc sur le câble.

Depuis sa banquette, elle a tout loisir d’observer les gens entrer ou sortir du café. Cet homme en costume clair qui pousse et referme la porte dans un même élan vif, et se dirige droit vers le comptoir en saluant le patron. Dans le geste un peu théâtral qu’il fait pour s’essuyer le visage, il devine son regard à elle ; il esquisse un sourire qui se perd aussi vite qu’il est apparu. Il n’est guère beau, un peu fané, mais son sourire est touchant : celui d’un enfant qui serait pris en défaut d’une faute sans gravité.

Elle se laisse aller à cette drôle d’idée, d’imaginer se laisser embrasser par ces hommes inconnus qui rentrent dans la salle. De se perdre dans leurs bras et de sentir le contact de leurs vêtements, de leurs mains sur son visage, de leur souffle sur sa peau. Ceux qui viennent d’entrer sont si différents les uns des autres. Des jeunes. Des presque vieux. Pas de très beaux, ni de très laids, des intellectuels comme cet homme-là qu’elle imagine bien être prof ou bien comptable, et qui n’est guère engageant, ou des artisans comme ce peintre à la peau mate et dont elle entend la voix, qui lui fait l’effet d’une toile sensuelle et rugueuse à la fois. Elle essaie de démêler ses sensations, de comprendre ce qui la repousserait chez l’un, ce qui fait qu’elle s’abandonnerait volontiers à un autre. Mais elle n’y parvient pas vraiment, se disant que de toutes les façons c’est toujours un mystère, pour elle comme pour tout le monde, et que c’est bien ainsi.

Bien après dix-huit heures, au moment où elle allait l’appeler, elle voit la silhouette un peu massive de Marc se détacher devant elle. Elle le voit comme si c’était la première fois, comme s’il était un de ces inconnus qui viendrait l’embrasser. Il s’est débarrassé de sa cravate, mais pas de cet air de contrariété qu’il affiche de plus en plus souvent en sortant du bureau, depuis que ses affaires sont mauvaises… Elle lui sourit. Avec une douceur un peu forcée. Elle ne veut surtout pas de cette morosité qui peut plomber parfois leurs soirées. Pas ce soir.

Elle entrevoit alors cela, qui a la force d’une évidence : que lorsqu’elle découvre les visages de ces hommes entrant dans le café, et de tous les hommes sans doute, c’est la générosité qui se dégage ou pas d’eux, de leurs regards, de leurs gestes, qui est la clé de son désir, de la possibilité de cet abandon. Que c’est aussi simple que cela. Que cet homme avec lequel elle vit depuis peu est décidément bien chiche. Qu’il peut bien aller seul à ce vernissage où elle va s’ennuyer. Et qu’elle resterait bien encore un peu dans ce café, sur cette banquette rouge sang où éclate la blancheur de son ensemble, à moins que ce ne soit celle de sa resplendissante liberté.

Par Laurent Semblat

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