28 novembre 2015
Sur les sentiers de la musique

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Si la musique donne des ailes, le Melomaner ne se prive pas de voler – par avion, comme par voie ferroviaire. Il vous invite ainsi à un petit panorama de ce milieu d’année 2015, en France, comme hors de nos frontières, à la manière d’un album souvenir…

De Barcelone à Paris, un printemps de concerts

Et les premières photos sont catalanes, à l’Auditori de Barcelone, inauguré il y a quinze ans et qui ne se contente pas du répertoire consacré par la tradition : on y programme aussi des concerts amplifiés, à l’instar de celui de Blaumut fin mars, synthèse de bonne tenue entre pop, folk, classique et chanson d’auteur, que le public ne boude aucunement. Quelques semaines plus tard, la salle renoue avec une vocation plus conventionnelle et la phalange en résidence, l’Orchestre symphonique de Barcelone, poursuivant un cycle des ouvrages concertants de Beethoven, ici illustré par le Triple Concerto où, à défaut d’une symbiose sans reproche, rivalisent de panache le violon élégant de Renaud Capuçon, la juvénilité épanouie d’Edgar Moreau au violoncelle et Khatia Buniatishvili, femme fatale du piano. Mais c’est aussi autour de la figure de Nielsen, compositeur danois injustement négligé que s’articule la soirée. Après une création d’Amargos, En la solitud, Homenatge a Carl Nielsen, Pablo Gonzalez rend justice à la vigueur originale de la Deuxième Symphonie, sous-titrée « Les Quatre Tempéraments ».

A la Philharmonie de Paris en fin de week-end, Thomas Hengelbrock, qui deviendra le directeur associé de l’Orchestre de Paris, dont Daniel Harding prendra les rênes à la rentrée 2016, n’a point besoin de podium pour sa haute stature et impulser une vitalité ciselée à l’orchestration que Berlioz a léguée de l’Invitation à la Valse de Weber. Si Bertrand Chamayou se fait l’avocat du Premier Concerto pour piano de Mendelssohn, l’acoustique encore en évolution calfeutre quelque peu une pièce passablement secondaire, tandis que l’on peut se réjouir d’entendre avec la Première de Schumann un témoignage d’une production symphonique encore trop mésestimée. En faisant un saut d’un peu plus de deux mois, on se retrouve salle Favart pour la clôture festive du mandat de Jérôme Deschamps, avant la fermeture de l’établissement pour des travaux de rénovation. Sous la baguette de Jérémie Rohrer – et l’incontournable patronage du Palazetto Bru Zane –, Berlioz, Bizet, Chabrier, Delibes, Messager et même Hérold – avec Zampa, redécouverte de la maison, dont est donnée ici la rutilante ouverture – célèbrent le répertoire français, avant une Barcarolle d’Offenbach que le public est invité à chanter avec les solistes, en guise de surprise d’adieu au directeur de l’institution parisienne.

Fin de saison au Teatro Real

Revenons en Espagne, et plus précisément à Madrid, au Teatro Real. Importé de Valence et vu, perturbé par un mouvement de grève, lors de l’ouverture du Mai Musical à Florence, le Lohengrin de Pier’Alli privilégie l’illustration, impression accentuée par les projections vidéographiques – absentes en Toscane, pour les raisons techniques évoquées précédemment. Le résultat est soutenu par un remarquable plateau vocal où l’on distingue la robustesse blessée de Michael König dans le rôle-titre, aux côtés de l’engagement d’une Adrianne Pieczonka, Leonore au fait de l’écriture beethovénienne. Franz-Josef Selig incarne un Rocco à la paternelle onctuosité, contrastant avec la rudesse du Pizarro de Alan Held. Les escarmouches entre Marzelline et Jaquino reviennent à Anett Fritsch et Ed Lyon, tandis que la baguette de Hartmut Haenchen assume une relative ampleur non dénuée ça et là de solennité. Une dizaine de jours plus tard, la maison madrilène invite le Cap Town Opera dans un Porgy and Bess réglé par Christine Crouse. L’ouvrage de Gerswhin ne se montre pas économe en émotion dramatique, avec Xolela Sixaba et Nonhlanha Yende en amants malmenés par le destin, sous la houlette de Tim Murray, sensible aux rythmes et aux couleurs de la partition.

Fin juin, c’est par un doublé inusuel que se referme la saison. Si Gianni Schicchi bénéficie d’une juste reconnaissance, l’opéra de Granados, Goyescas, reprenant le matériau de la plus connue suite éponyme pour piano, laquelle s’inspire de tableaux du peintre espagnol. Proposée en version de concert, l’oeuvre fait ainsi son entrée au répertoire du Teatro Real. Emmenés par Guillermo Garcia Calvo, les solistes, où l’on remarque la Rosario de Maria Bayo, restitue une pudeur mélancolique qui ne s’abîme pas dans le folklore. A la fin de cette première partie, Placido Domingo, affecté par le récent décès de sa sœur, ayant renoncé à endosser la défroque de Gianni Schicchi, réserve cependant au public madrilène quelques airs, formant un concert en miniature, dirigé par Giuliano Carella – que l’on retrouvera dans le Puccini. Le ténor légendaire passe de la ferveur d’Andrea Chénier, de Giordano, « Nemico della patria », à la vindicte de Macbeth« Pietà, rispetto, amore » – , en passant par la bonhomie de Falstaff« L’Onore » – avant de conclure sur un ultime Verdi, la rencontre entre Germont le père et Violetta, accompagné par Maite Alberole, démontrant une aura qui fait oublier sans peine les menues altérations de l’intégrité vocale. Quant à l’opus comique puccinien, la mise en scène de Woody Allen, qui a déjà foulé les planches de Los Angeles, se révèle un bien sage usage du prolifique talent du cinéaste, où l’on retiendra d’abord l’incarnation solide de Nicola Alaimo.

De Madrid à Barcelone

Sans quitter la capitale hispanique, le Teatro de la zarzuela fait redécouvrir des pages aujourd’hui oubliées, avec la Dogaresa de Millan et La Marchenera de Moreno Torroba, dans un travail de reconstitution dramaturgique, dû à Javier de Dios. Appuyé par ce que l’on peut voir comme une mise en espace, celui-ci s’attache, de manière parfois inégale, à redonner une vitalité théâtrale perceptible par le spectateur contemporain, grâce à un jeu entre l’intrigue et les coulisses de son écriture. La pause estivale invite à sortir des murs de la cité, et c’est à L’Escorial, dans un théâtre tout neuf que les mélomanes se donnent rendez-vous pour un Don Carlo on ne peut plus chez lui, à deux pas du monastère où se noue le drame de Verdi. Sans s’enfermer dans une restitution muséale, Albert Boadella a interrogé l’Histoire pour redonner aux personnages une vérité souvent recouverte par le mythe. Au-delà de qualités scénographiques, non négligeables, ce sont d’abord les incarnations qui marquent, et plus particulièrement celle de José Bros en Carlo vulnérable à l’allure presque parkinsonienne. John Relya imprime une autorité sombre et évidente en Philippe II, quand Luiz Ottavio Faria ne néglige pas la sévérité du Grand Inquisiteur. Virginia Tola s’oppose, en Elisabeth, à l’Eboli de Ketevan Kemoklidze. Mentionnons encore le Posa dévolu à Angel Odena, ainsi que la direction efficace de Maximiano Valdes.

Une escale catalane emmène au Liceu de Barcelone chahuté en ce début d’été par les revendications d’une partie du personnel d’accueil : le Don Pasquale animé par Laurent Pelly et placé sous la baguette de Diego Matheuz en pâtit passablement. Cela n’empêche pas d’y applaudir un quatuor vocal d’une renommée indéniable, à défaut d’un style sans reproche : le Don Pasquale gourmand de Lorenzo Regazzo cherche à séduire la Norina de Valentina Nafornita, laquelle lui préfère l’Ernesto lumineux de Juan Francisco Gatell, aidé secrètement par le Malatesta bien timbré de Mariusz Kwiecien.

Eté italien

Traversons la Méditerranée pour la péninsule italienne : l’Académie de Sainte-Cécile place son ultime concert de la saison sous le signe de l’Amérique, et plus précisément de Gerswhin. William Eddins fait découvrir à l’auditoire romain deux ouvertures, Funny Face et Girl Crazy, avant de diriger du piano Rhapsody in Blue, précédant une seconde partie consacrée à la suite que le compositeur a tiré de Porgy and Bess, où Sarah Nicole Batts et Rodney Earl Clarke se mettent au diapason de l’énergie impulsée par le chef américain. Si le Teatro dell’Opera reprend fin juin la Tosca dans les décors et costumes historiques de la création dessinés par Adolf Hohenstein – reconstruits pour l’occasion – au Teatro Costanzi, c’est aux Thermes de Caracalla que les mélomanes se donnent rendez-vous en juillet et en août pour des soirées lyriques baignées par la douceur de la nuit et de la lune. A l’œuvre dans le Russalka d’ouverture en décembre dernier, Denis Krief inscrit la Turandot de Puccini aux dimensions de cette scène de plein air, qui n’oublie pas des béquilles acoustiques parfois audibles. Du moins sa lecture sans ambages fait-elle apprécier la direction de Juraj Valcuha, la princesse cruelle campée par Irène Theorin et le Calaf de Jorge De Leon. Le lendemain, La Bohème s’exprime en toiles vidéographiques dans la conception de Davide Livermore, qui évite habilement l’écueil de la vastitude des lieux. Emmenée par l’instinct éprouvé de Paolo Arrivabeni, la distribution met en regard le couple formé par Mimi et Rodolfo, confiés à Cristina Pasaroiu et Matteo Lippi, aux chamailleries de Musetta et Marcello, respectivement Rosa Feola et Julian Kim.

A Milan, La Scala met l’Otello de Rossini à l’honneur – moins fréquenté que celui de Verdi. La production de Jürgen Flimm ne s’égare pas dans des éclairages trop disparates et présente le mérite de la cohérence, à défaut d’innovation significative. Si l’on n’oubliera pas la direction de Muhai Tang, c’est d’abord pour le plateau vocal que se justifie le déplacement. Dans le rôle du Maure, Gregory Kunde ne se contente pas de l’héroïsme, et livre une incarnation nuancée. Opéra où les ténors rivalisent d’éclat et de virtuosité, le Rodrigo de Juan Diego Florez répond aux attentes du public, tandis que Edgardo Rocha résume la fourberie de Iago. En Desdemona, Olga Peretyatko offre un condensé de belcanto où rayonne sa personnalité qui compte désormais parmi les figures incontournables dans ce répertoire. Evoquons encore Roberto Tagliavini en intraitable patriarche, Elmiro Barberigo, sans ignorer Annalisa Stroppa en Emilia, ni le Doge de Nicola Pamio.

Haydn d’une côte à l’autre

Avec quelques heures de vol, on atterrit à New York, où le Lincoln Center est le siège d’un des plus importants festivals de l’été dans Big Apple, Mostly Mozart. Dans l’Avery Fisher Hall, résidence du New York Philharmonic rebaptisée David Geffen Hall après une campagne de rénovation financée par le dit mécène, le concert de clôture de cette quarante-neuvième édition est consacré à l’un des oratorios de Haydn, La Création. Placé sous la férule de Louis Langrée, le Mostly Mozart Festival Orchestra n’a pas besoin de mimer quelque course à l’authenticité pour faire rayonner l’intense inspiration de la pièce, rehaussée par un trio estimable, réunissant Sarah Tynan, Thomas Cooley et John Relyea, sans oublier le Concert Chorale of New York, préparé par James Bagwell. De l’autre côté de l’Atlantique, la Ruhrtriennale met à l’affiche ce même opus, avec une mise en images réglée par Julian Rosefeldt, Au-delà d’un habillage de la structure industrielle, le propos instille une appréciable luminosité vaguement messianique en ces temps sombres, en retraçant une sorte d’épopée migratoire de l’humanité, à défaut de constituer un contrepoint indispensable à la musique. Partenaires réguliers du chef baroque René Jacobs, qui impulse un rythme peut-être plus conforme à l’orthodoxie actuelle, Sophie Karthäuser, Maximilian Schmitt et Johannes Weisser participent d’une louable attention portée à la qualité du texte.

Automne parisien

Notre tour d’horizon pointe ensuite vers le nord, avec l’arrivée de l’automne. Bonn met à l’honneur Benvenuto Cellini de Berlioz, que Laura Scozzi réduit à son imbroglio amoureux en forçant un peu sur la farce. On y distingue un Mirko Roschkowski non dénué de sens de la bouffonnerie, face à la Teresa piquante d’Anna Princeva. Martin Tzonev n’y néglige pas l’ombre du père, quand Czaba Szegedi et Rolf Broman ne se montrent pas avare de caractérisation en Fieramosca et Pape Clément. Stefan Blunier se révèle attentif à l’écriture du compositeur français. On termine en revenant à Paris, où Julien Chauvin fait retentir la nouvelle formation qu’il a créé, La Loge Olympique, dans un programme que l’ensemble éponyme du Siècle des Lumières qui lui a inspiré le nom aurait pu proposer. Accompagnés par Sandrine Piau, les musiciens français ressuscitent des extraits de la Quatrième Symphonie de Riegel, un Andante tiré du Concerto pour violon en ut majeur de Saint-George, ou des airs puisés dans L’Endimione de Johann Christian Bach ou Didone abbandonata de Sarti, sans faire l’impasse sur Mozart ou Haydn. La précision stylistique ici démontrée augure d’un avenir que les rapacités du Conseil Olympique ne devraient pas faire abdiquer. Evoquons enfin, dans cette même salle Gaveau, une semaine après les attentats, la soirée anniversaire des dix ans de Pulcinella, avec Ophélie Gaillard à sa tête, empreinte d’une réserve recueillie commandée par les circonstances.

Par Gilles Charlassier

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