26 janvier 2012
Sous les tablettes des filles

 

 

Eh bien le voilà. Le livre numérique. On n’avait pas forcément envie de se jeter dessus, mais bon, après tout, pourquoi pas, puisqu’il est là, essayons. Surtout si nous avons affaire, comme ici, à un livre spécialement conçu pour les tablettes et leurs possibilités. Il s’intitule Ah., son auteur-ou plutôt son pseudonyme- Emma Reel, laquelle est experte en nouvelles technologies. Son ouvrage est directement inspiré d’un site internet, créé il y a quelques années, et des lettres érotiques qu’elle échangea alors avec les internautes. Chaque interlocuteur fut à la fois pisté et imaginé, jusqu’à camper, aujourd’hui, l’une des conquêtes de la narratrice. L’ouvrage se compose en effet des différents portraits de ces hommes désirés ou fantasmés que la narratrice effeuille avec élégance et liberté. On lit les courts récits de ses aventures et on se laisse guider (ou plutôt perdre) dans une suite de liens hypertextes -avec d’autres portraits, des textes théoriques, des images- qui figure quelque chose entre l’éternel cercle du désir et l’inextricable labyrinthe des sentiments amoureux. Cette succession de fenêtres comme des poupées russes constitue évidemment l’attrait de ce livre et sa spécificité numérique – on rêve aux possibilités qu’ouvre ce support et à l’usage que pourrait en faire un Julio Cortázar du XXIe siècle (où est-il ?). Car ici le labyrinthe semble parfois se mordre la queue, si une telle chose est possible. Lorsqu’il ouvre de nouvelles pistes sur des fenêtres adjacentes, il fonctionne, un peu moins lorsqu’il nous fait tourner en boucle sur les mêmes textes en en heurtant la lecture. Mais la bonne surprise réside dans la prose elle-même, puisque nous n’en avons pas encore parlé. Usant d’une langue altière, maîtrisant le grand écart entre l’élégance des mots et la crudité (relative) des évocations, l’auteur livre un texte plutôt réussi dans un genre on ne peut plus périlleux (en prenant le risque de se prendre parfois les pieds dans son propre lyrisme). « J’aime le voussoiement comme la jarretelle qui demeure en place dans les émois, souligne leurs minutes d’exception. Je trouve ça incroyablement sensuel, parce que devenu si rare, puisque si peu de monde maîtrise la conjugaison éthique des écarts. » Elle conjugue, donc, le libertinage début de siècle et ses douteuses relations hommes-femmes moins empreintes de légèreté que d’une certaine lâcheté. Rien n’est jamais plus dur, pour une femme, que d’être libre : « Il a fallu apprendre à donner ma langue sans la perdre. Il a fallu prendre soin, oublier hommes-odieux-femmes-faciles, dans la cour de récréation où quelques mois j’ai joué à la jarretelle. Il a fallu savoir étreindre des solitudes qui s’effleuraient pour noyer les fatigues. »
L’ambition de l’auteur est visiblement de développer une sensualité et une intimité du numérique, or le doute demeure. On ne peut s’empêcher de penser (par habitude ? conservatisme ?) que l’érotisme serait plus grand entre les pages d’un livre, son odeur, son grain (notre recueillement), que sur l’écran encore trop lisse. On ne sait pas encore si on voudrait s’y habituer ou si on préférerait ne pas. On verra. En tout cas, pour une première fois, sans être un coup de foudre, ce ne fut pas si désagréable de voir sous les tablettes d’une fille.

                                                                                                                                                                                                                                                                          Par Pierre Ducrozet

 

Ah. Emma Reel, Le Seuil, 52 pages, 7,99 €

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